Alessandro Manzoni
LETTRE À MONSIEUR CHAUVET
SUR
L'UNITÉ DE TEMPS ET DE LIEU
DANS LA TRAGÉDIE
(quarta parte)
Avec l'admiration profonde que doit avoir pour Racine tout homme qui n'est pas dépourvu de sentiment poétique, et avec l'extrème circonspection qu'un étranger doit porter dans ses jugemens sur un écrivain proclamé classique par deux siècles éelairés, serai vous soumettre quelques réflexions sur la manière dont ce grand poëte a traité le sujet d'Andromaque. Malgré l'art admirable et les nuances délicates de coloris avec lesquels est peinte la passion de Pyrrhus, dHermione et d'Oreste, je suis persuadé que, pour tout spectateur doué, je ne dirai pas d'une sensibilité exquise, mais d'un degré ordinaire dhumanité, l'intérêt principal se porte sur Astyanax. Il s'agit, en effet, de savoir si un enfant sera ou ne sera pas livré à ceux qui le demandent pour le faire mourir; et je crois que toutes les fois que l'on jettera une telle incertitude dans l'âme de spectateurs qui porteront au théâtre des dispositions naturelles et non faussées par des théories arbitraires, le sentiment qu'elle excitera en eux prendra décidément le dessus parmi tous les autres, et laissera moins de prise aux agitations et aux souffrances de ces héros et de ces héroines qui s'aiment tous à contro-temps. Cependant ce pauvre Astyanax, ce malheureux fils dHector, ne parait jamais dans la pièce que comme un accessoire, comme un moyen. On voit bien qu'il faut, pour que les affaires des amoureux se brouillent,ou s'arrangent, que le sort de l'enfant soit décidé; mais ce n'est que relativement à l'intrigue amoureuse qu'il est question de lui, excepté, lorsque c'est Andromaque qui en parle. Ainsi Oreste ne désire pas, il est vrai, d'obtenir Astyanax pour le livrer à ses bourreaux; mais c'est parce qu'il entre dans le plan de son amour que Pyrrhus le lui refuse:
Je viens voir si len peut arracher de ses bras,
Cet enfant dont la vie alarme tant d'états;
Heureux si je pouvais, dans l'ardeur qui me presse,
Au lieu d'Astyanax lui ravir ma princesse!
Ainsi encore, lorsque Pyrrhus refuse l'innocente victime, c'est bien la piié qu'il donne pour motif de son refus, mais le spectateur ne s'y méprend pas: il voit clairement que le vrai motif de Pyrrhus est de ne pas blesser à jamais le coeur d'Andromaque, et de ménager une chance favorable à son amour. Cela est si vrai que, lorsqu'Andromaque rejette ses voeux, il lui déclare qu'il va livrer Astyanax; et l'on voit alors, d'un côté, une femme à genoux qui s'écrie: Négorgez pas mon enfant; et, de l'autre, un amant qui dit et redit à cette femme que son enfant sera livré pour la punir de son indifférence pour lui Pyrrhus. Le sentiment le plus simple, le plus vif, le plus commun de la nature, Pyrrhus ne le suppose pas; il ne lui vient jamais à l'esprit qu'Andromaque puisse aimer son fils indépendamment de l'amour ou de la haine qu'elle peut avoir pour un homme qui la recerche.
Non, vous me haïssez, et, dans le fond de l'âme,
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce fils, ce même fils, objet de tant de soins,
Si je l'avais sauvé, vous l'en aimeriez moins.
Observera-t-on que Pyrrhus, lorsquil a une fois résolu d'abandonner Astyanax aux bourreaux qui le reclament, montre quelques regrets sur le sort de cet enfant? oui; mais c'est à cause d'Andromaque: il voit la douleur et les larmes où la perte d'un fils adoré va plonger la femme qu'il aime; voilà ce qui le preoccupe, et non la lâcheté dont il se rend coupable en accédant à un acte inhumain de politique. Mais quoi! l'amour le fascine au point qu'il va jusqu'à douter un moment si, après avoir perdu son fils, Andromaque ne sera pas un peu piquée de voir celui qui l'a livré devenir l'époux d'une autre femme:
Crois-tu, si je l'epouse,
Qu'Andromaque en son coeur n'en sera pas jalouse?
Enfin rien ne fait
mieux sentir que la mort d'Astyanax n'est rien dans la pièce que la manière dont Phoenix
en est affecté. Il n'est pas amoureux celui-là; il n'a point d'intérêt personnel à
cette persécution d'un enfant par la Grèce entière: et il y aurait calomnie à le
traiter de méchant homme. E ne manque même pas de ce genre de bonté, pour ainsi dire
toute philosophique, que l'on ne rencontre guère que dans les confidens vertueux de
tragédie, et qui ne laisse pas d'avoir sa singularité. En effet, ces personnages se
mêlent de tout, et n'agissent jamais dans des vues personnelles: ils tiennent de près à
l'action tragique, mais ils n'y tiennent par aucun motif qui leur soit propre; ils ont
fait leurs affaires et leurs passions des affaires et des passions d'autrui. Parfaitement
désintéressés, et cependant plein de zèle, inaccessibles à la corruption, à la
tentation même, ce sont. des courtisans d'une espèce nouvelle, qui s'oublient, qui ne
sont rien dans le monde et n'y veulent rien être: ce sont de purs esprits, qui semblent
n'avoir pris momentanément un corps que pour faire aller une tragédie. Aussi n'est-il
pas rare de les voir montrer la plus haute sagesse au milieu des passions les plus folles,
et un sang-froid adimirable dans les plus horribles dangers. Et c'est peut-être ce calme
imperturbable, ce désinteressement absolu, qui ont donné à quelques critiques l'idée
un peu bizarre de comparer les confidens de la tragédie française aux choeurs des Grees.
Mais revenons à Phoenix. Eh bien!
Phoenix, louant Pyrrhus du parti qu'il a pris enfin de livrer Astyanax, n'a pas l'air de
soupçonner qu'il y ait dans ce parti rien de lâche et de barbare. Il y a un moment où
l'on pourrait esperer qu'il va laisser percer quelque scrupule là-dessus; on écoute, et
c'est pour l'entendre dire:
Oui, je bénis, seigneur, l'heureuse cruauté
Qui vous rend .....
Et Dieu sait ce quil allait ajouter si Pyrrhus ne lui eût coupé
un peu brusquernent la parole sur un exorde si expressif!
Je n'ai rien dit d'Hermione; mais
quy a-t-il à en dire sous le rapport que je considère? Ivre du bonheur de voir
Pyrrhus rendu à son amour, peut-il lui venir dans l'idée que la mort d'un enfant troyen
va être le gage de ce bonheur? Cependant elle est bien obligée dy songer un
instant, lorsqu'Andromaque vient, en suppliante, la conjurer, de fléchir Pyrrhus; mais du
reste elle se dispense de se rendre à la prière de cette mère désolée, sous le
prétexte d'un devoir austère, et se contente de dire:
S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous?
Vos yeux assez long-temps ont régné sur son âme.
Faites-le prononcer, j'y souscrirai, madame.
c'est-à-dire je n'insisterai pas pour que votre fils soit égorgé.
Il sera vrai, si l'on veut, que
d'abominables préjugés, de fausses institutions, des passions effrénées, aient porté
un homme, quelques hommes, tout un peuple, au degré de férocité que supposeraient de
telles mecurs: jadmettrai que cette férocité puisse se trouver combinée avec
l'amour le plus tendre et le plus raffiné; jirai plus loin, s'il le faut, je
croirai qu'il n'est pas impossible que ce soit cet amour lui même qui ait engendré un
oubli si complet des sentimens les plus universels de l'humanité. Ce qui métonne,
ce que je voudrais savoir et noso presque demander, c'est comment il arrive que là
où l'on représente de telles moeurs, cet oubli même de lhumanité et de la nature
ne soit pas , pour le spectateur, la partie dominante et la plus terrible du spectacle?
J'ai peine à comprendre comment, en présence de phénomènes moraux aussi étranges,
aussi monstrueux que ceux dont il s'agit, l'on peut se prendre d'un intérêt sérieux
pour des incertitudes et des querelles d'amour? comment la curiosité ne se porte pas
plutôt à démêler, dans le coeur et dans l'esprit de ces étonnans personnages offerts
à sa contemplation, les sentimens et les idées qui en ont fait des exceptions à la
nature humaine? Que si ces sentimens, ces idées ont été ceux d'un peuple et d'une
époque, il n'en est que plus important d'en observer tous les indices, de savoir comment
ils se produisent, et d'apprécier ce qui en résulte. J'ai surtout de la peine, je le
répète, à concevoir que, dans le choc des passions de Pyrrhus, d'Oreste et d'Hermione,
Astyanax ne soit pas l'objet essentiel de l'anxiété du spectateur que celui-ci puisse
être frappé des soupirs et des fureurs des trois amans, par un motif plus pressant que
celui de savoir si le malheureux enfant leur sera ou non sacrifié!
Mais peut-être, dans le système
dramatique où l'amour domine, est-on obligé de considérer tout le reste comme
accessoire; et Racine, à ce qu'il paraît, en a ainsi jugé, puisque la tragédie
d'Andromaque se termine sans que le sort d'Astyanax soit décidé. Il est, pour le moment,
en sûreté avec sa mère: le peuple les a pris tous les deux sous sa protection; mais le
projet, connu par la Grèce entière d'immoler le fìls d'Hector subsiste; là vie de cet
enfant est toujours en danger; car ses ennemis sont toujours les plus forts, et les motifs
qu'ils ont pu avoir de l'immoler sont plutôt ronforcés qu'affaiblis, depuis que sa mère
semble avoir trouvé un parti dans la Grèce même. L'observation que je fais ici
relativement à Andromaque trouverait son application dans un foule d'autres tragédies
dont lintérêt roule de même sur l'amour, et où il est tellement principal qu'une
fois les personnages amoureux, contens ou morts, il ne reste plus dans l'action aucun
sujet d'incertitude ou de curiosité; où tout ce qui n'est pas lamour se rapporte
encore à l'amour, et n'excite d'attention que comme moyen offert ou comme obstacle
opposé aux flammes des amans. Il y a, par exemple, dans Andromaque même l'énoné
dun fait qui, si on allait le scruter de trop près, pourrait bien produire une
impression fort contraire au sentiment que le poëte veut inspirer pour la veuve d'Hector.
Il s'agit de ce qu'Oreste dit, dès la première scène, a propos d'Astyanax:
Japprends que, pour ravir son enfance au supplice,
Andromaque trompa l'ingénieux Uysse;
Tandis qu'un autre enfant, arraché de ses bras,
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
Si le spectateur, dis-je, prenait cela au sérieux, et voulait régler
ses sentimens pour Andromaque sur ce que le poëte raconte d'elle, il y a beaucoup
d'apparence, que la pitié pour cette héroïne serait un peu affaiblie par le souvenir
d'une action si cruelle: car enfin ce nest ni à Andromaque ni à Astyanax, c'est à
une mère et à un enfant que le spectateur sintéresse; et, s'il se rencontre une
mère qui ait pu livrer l'enfant d'une autre à la mort, on néprouvera jamais pour
elle une sympathie entière et pure lorsqu'elle sera en danger de voir périr le sien. Je
crois que pour prendre un intérêt complet aux malheurs d'un personnage quelconque, le
spectateur a besoin de lui trouver des sentimens d'humanité. Un être humain qui pour
connaître la pitié aurait attendu d'en avoir besoin, qui l'invoquerait sans l'avoir
jamais sentie, courrait beaucoup de risque de n'inspirer qu'un faible intérêt. Tout ce
qu'on lui devrait, ou du moins tout ce que l'on pourrait lui accorder, serait un pénible
mêlange de commisération et d'horreur; et Andromaque elle-même, s'il était vrai
qu'elle eût commis une cruauté pour prévenir une infortune, nous toucherait bien moins
quand cette infortune vient à l'accabler; ses douleurs auraient l'air d'une punition du
ciel; ses larmes auraient, pour ainsi dire, été souillées dans leur source même; elles
auraient perdu ce qu'ont de plus puissant et de plus sacré les larmes d'une mère qui
supplie pour la vie de son enfant.
Un critique qui, il faut bien le croire, a été quelque temps une autorité en
littérature (La Harpe, Cours de Litterature, ndA), a paru soupçonner que
lidée du sacrifice dAstyanax pouvait produire un sentiment nuisible à
l'effet de la tragédie de Racine, et voici comme il aplanit toute la difficulté: "
Si Pyrrhus, " dit-il, "n'obtient pas la main d'Andromaque, il livrera le fils de
cette princesse aux Grecs, qui le lui demandent. Ils ont des droits sur leur vietime, et
il ne peut refuser à ses alliés le sang de leur ennemi commun, à moins qu'il ne puisse
leur dire: Sa mère est ma femme, et son fils est devenu le mien. Voilà des motifs
suffisans, bien conçus et bien dignes de la tragédie. " Des droits! le droit de
tuer un enfant parce qu'il est le fils d'un ennemi! Le critique ne le pensait pas, aussi
ajoute-t-il de suite ces paroles non moins étonnantes: " Quoique ce sacrifice d'un
enfant puisse nous paraître tenir de la cruauté, les moeurs connues de ces temps,
les maximes de la politique et les droits de la victoire l'autorisent suffisamment. "
Cela peut être: mais, dans ce cas, ce sont ces moeurs, ces maximes de politique, et cette
manière de concevoir les droits de la victoire, c'est l'horrible puissance qu'on leur
attribue de porter les hommes à sacrifier un enfant, qui est le côté le plus terrible
et le plus dramatique du sujet, c'est le sujet tout entier, si je ne me trompe; car
l'amour devient, pour ainsi dire, une passion de luxe, une frivolité, si on le rapproche
dune idée si grave. Mais, me dira-t-on sans doute, ne doit-on pas admirer l'art du
poëte qui a su si pleinement nous captiver pour des intérêts amoureux, en présence et,
pour ainsi dire, en dépit des intérêts les plus simples et les plus sacrés de
lhumanité? Oui, certes, on doit l'admirer; mais n'est-il pas permis aussi de
trouver quelque chose à redire à un système dans lequel un des plus heureux genies
poétiques qui aient jamais existé emploie toutes ses ressourses à faire prédominer une
impression qui n'est que secondaire, pour le genre et le degrè de sympathie qu'elle peut
produire, sur une impression aussi pure, aussi religieuse, aussi eminemment poetique, que
la pitié pour un enfant que des hommes veulent égorger, en vertu des pretendus droits de
la victoire et de la politique? Ny a-t-il rien à regretter dans un système qui
oblige ou qui expose incessamment le poëte à faire taire la voix de lhumanité,
pour ne laisser entendre que celle de lamour?
Je n'ai pas pretendu indiquer, bien s'en
faut, tous les effets des règles arbitraires sur le poëme dramatique; il faudrait pour
cela examiner, dans tous ses développemens, la tragédie telle qu'elle est résultée de
l'observance de ces regles. Si, comme il me semble demontré, elles introduisent dans
lart des élémens étrangers, si elles imposent aux sujets dramatiques une forme
independante de leur nature, il est bien clair que la tragédie na pu les admettre
sans se ressentir désavantageusement, et dans toutes ses parties, de leur influence; et
lon peut en dire autant de toutes les règles factices dans tous les genres de
poésie.
Remarquez, je vous prie, Monsieur, sur
quels principes en s'est fondè pour les établir ces règles. Cest de la pratique
qu'on les a toujours prises. Ainsi, dans le poëme epique, on est parti de lIliade
pour trouver les règles: et le raisonnoment que l'en a fait, pour prouver qu'elles s'y
trouvaient, est assurement un des plus curieux qui soient jamais tombés dans l'esprit des
hommes. On a dit que puisqu'Homère avait atteint la perfection en remplissant telles et
telles conditions, ces conditions devaient être regardées comme necessaires partout,
pour tout et pour toujours. On n'a oublié en cela qu'un des caractères les plus
essentiels de la poésie et de l'esprit humain: en n'a pas vu que tout poëte, digne de ce
nom, saisit precisement dans le sujet qu'il traite les conditions et les caractères qui
lui sont propres; et qu'à un but déterminé et special il ne manque jamais d'approprier
des moyens également spéciaux. Aussi les règles générales que l'on a tirées, Dieu
sait comment, de l'Iliade, pour les imposer à tout poéme sérieux de longue haleine, se
sont trouvées non seulement gratuites, mais inapplicables relativement à beaucoup de
productions du premier ordre, par la raison que les autours de celles-ci ont vu dans leur
sujet, ainsi quHomère dans le sien, ce que ce sujet avait de propre et
d'individuel; par la raison que, comme Homère, ils se sont conformés, dans l'exécution,
à cette vue première, à cette perception rapide et simultanée des moyens qui
convenaient à leur but. Il a du arriver de la sorte aux théoristes de trouver, dans bien
des poëmes épiques, des choses qu'ils n'avaient ni prévues ni soupçonnées,
puisqu'elles n'étaient pas dans l'Iliade. Mais les théoristes de l'épopée ont l'air
d'avoir été plus accommodans que ceux du drame: ils ont admis des exceptions aux règles
déduites de lIliade, pour les sujets qui ne se prêtaient pas à ces règles: et,
comme ces exceptions ne laissent pas dêtre nombreuses, sont même plus nombreuses
que les cas réguliers, il y a vraiment lieu à se féliciter de cette condescendance de
la part des régulateurs de lépopée.
Parmi les ouvrages modernes qui
approchent, le plus de l'idéal convenu pour le poëme épique, et qui sont regardés
comme classiques dans l'Europe entière, il y en a trois, je crois, où lon est
parvenu, tant bien que mal, à trouver l'application des règles homériques, et le vrai
type du genre; ce sont la Jerusalem délivrée, la Lusiade et la Henriade: mais, pour la
Divine commédie et le Roland furieux, pour le Paradis perdu, la Messiade et tant d'autres
poëmes, les critiques ont eu beau se tourmenter à leur faire une case dans leurs
théories, ils n'ont pu en venir à bout; ces poëmes leur ont toujours échappé par
quelque côté. Dans le premier, on a cherché en vain une certaine unité conforme à
l'idée générale que l'on s'en était faite; dans le second, on na pas su au juste
quel était le protagoniste; dans lautre, enfin, les événemens n'étaient pas du
genre epìque proprement dit: si bien que l'on a fini par ne plus savoir de quel titre
qualifier ces compositions indociles; tout ce dont en est convenu à leur egard, c'est
qu'elles n'avaient pas moins dagrémens ou moins de beautés que les modèles
auxquels elles ne rassemblaient pas. Le plus plaisant est que les critiques, au lieu de se
donner tant de peine pour essayer de ranger sous une denomination commune tant de poëmes
divers, ne se soient jamais avisés de réfléchir que cette dénomination n'existait pas à
priori, et que le vrai titre de chacun de ces poëmes était celui que lui avait
donné son auteur. Mais cela était trop complexe, trop opposé à lidée commode de
l'unité; il fallait à la théorie, pour la mettre à son aise, un nom de genre pour les
poëmes épiques. Mais il eût fallu pour cela que la théorie devançat la pratique:
alors plus d'exceptions obligées, et partant plus de difficultés, plus dembarras.
Forcés de reconnaître des exceptions,
les critiques épiques ont du moins essayé de les limiter et de les restreindre,
combattant encore ainsi pour l'honneur des règles, alors même quils semblaient les
sacrifier: ils ont déclaré quils voulaient accorder le privilege de violer ces
règles, mais quils ne voulaient l'accorder qu'à de grands génies. Y pensaient-ils
bien? Si ce sont les grands génies qui violent les règles, quelle raison restera-t-il de
présumer qu'elles sont fondées sur la nature, et qu'elles sont bonnes à quelque chose?
Il est impossible de tromper un homme de
goût sur l'unité de lieu, et difficile de le tromper sur celle de temps. Aussitôt que,
dans votre pièce, une décoration change, il vous prend en flagrant délit, et il est
prouvé dès lors que vous ne connaissez pas les premiers élémens de l'art.
Et par respect pour qui supporterait-on
à perpétuité cette gêne? Par respect pour quelques commentateur dAristote? Ah!
si Aristote le savait! Mais n'est-il pas bien démontré aujourd'hui qu'il n'a jamais
songé à préscrire à la tragédie les règles qui lui ont été imposées en son nom,
et que l'en a abusé de son autorité pour établir un déplorable despotisme? Si ce
philosophe revenait, et qu'on lui présentât nos axiomes dramatiques comme issus de lui,
ne leur ferait-il pas le même accueil que fait M. de Pourceaugnac à ces jeunes
Languedociens et à ces jeunes Picards dont on veut à toute force qu'il se déclare le
père? Voyez, Monsieur, par quelles voies ces règles se sont glissées dans le théâtre
francais. C'est d'Aubignac qui le premier en France s'avisa de croire que l'en n'aurait
jamais de tragédie à moins de les adopter; c'est Mairet qui le premier les mit en
pratique; c'est Chapelain qui fut chargé des négociations auxquelles il fallut recourir
pour vaincre la repugnance des comédiens à jouer une pièce où ces règles étaient
observées. Ce sont ces règles qui, à peine nées, ont donné à Scudéri le pouvoir de
faire passer de mauvaises nuits à ce bon et grand Corneille. Corneille s'est débattu
quelque temps sous le joug, et ne l'a à la fin subi qu'en frémissant; Racine l'a porté
dans toute sa rigueur: car braver une erreur qui est dans la vigueur de la jeunesse, cela
ne vient à la téte de personne. Les esprits les plus éclairés et les plus indépendans
sont les derniers à lutter contre un préjugé qui va s'établir; ils sont les premiers
à s'élever contro un préjugé qui a long-temps régné: il ne leur est pas donné de
faire plus. Racine a donc porté le joug; mais on ne voit pas qu'il l'ait aimé. Et quelle
raison aurait-il eue de l'aimer? quelle obligation a-t-il aux règles de d'Aubignac?
quelle beautés leur doit-il? E serait plus facile de dire en quoi elles ont contrarié et
gêné son admirable talent que de faire voir comment elles l'ont aidé. On ne soutiendra
pas peut-être que ce talent, si complet et si sûr, se serait égaré en s'exerçant dans
un champ plus vaste. Il y aurait, je pense, plus de justice à présumer que, plus libre
dans son art, Racine n'eût pas pour cela abusé des heureux dons de la nature; qu'on
traitant des sujets plus relevés et plus graves il n'aurait rien perdu de cette rectitude
de jugement, de cette délicatesse de goût, qui lui font toujours trouver ce qu'il y a de
plus fort dans le vrai, de plus exquis dans le naturel. Il est permis de croire que
l'amour n'était pas l'unique passion qu'il pût faire parler avec éloquence; qu'avec
plus de moyens de pénétrer dans les profondeurs de l'histoire, et de suivre la marche
franche et naturelle des événemens tragiques, il n'aurait pas oublié le secret de ce
style enchanteur, où l'art se cache dans la perfection, où l'élégance est toujours au
profit de la justesse, où l'on reconnait à chaque trait le reflet d'un sentiment profond
qui démêle toutes les nuances des idées et des objets, avec le don de s'arrêter
constamment aux plus poétiques.
Mais Racine, entend-on dire tous les
jours, Racine et bien d'autres poétes qui, pour n'être pas ses égaux, ne sont cependant
pas des écrivains vulgaires, ont examiné les règles dont il s'agit, ils s'y sont
soumis; et ny-a-t-il pas un orgueil intolérable à croire que l'on voit plus juste
et plus loin qu'eux, que de tels hommes se sont laissés garrotter par des liens que le
moindre effort de leur raison aurait dû briser? Eh non, il n'y a pas d'orgueil à se
croire, en certaines choses, plus éclairé que les grands bommes qui nous ont
précédés. Chaque erreur a son temps et, pour ainsi dire, son règne, pendant lequel
elle-subjugue les esprits les plus élevés, des hommes supérieurs ont cru pendant des
siècles aux sorciers, et il n'y a assurément aujourd'hui d'orgueil pour personne à se
prétendre plus éclairé qu'eux sur le point de la sorcellerie.
Une fois ces règles adoptées, voyez,
Monsieur, tout ce qu'il a fallu faire pour les soutenir; que de nouveaux argumens on a dû
chercher à chaque nouvelle attaque! comme on a été obligé de trouver de nouveaux
étais pour soutenir un édifice toujours chancelant sur ses bases! à quelles concessions
arbitraires il a fallu en venir de temps à autre dans la théorie, sans avantage décisif
pour la pratique! Vous-même, Monsieur, en voulant raisonner sur ces règles plus
exactement qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, vous avez été obligé d'en altérer un peu
la formule sacramentelle. Vous avez substitué le terme d'unité de jour à celui
d'unité de temps, et j'ose présumer que c'est pour avoir senti labsurdité
d'un terme qui ne signifie rien, s'il exprime autre chose que la conformité entre le
temps réel de la représentation et le temps fictif que l'on attribue à l'action. Dans
ce cas même, ce terme baroque d'unité de temps ne rend pas l'idée d'une manière
precise. Vous avez donc bien fait de l'abandonner; mais celui que vous y substituez, en
exprimant une idée fort nette, ne laisse que mieux voir ce qu'il y a d'arbitraire dans la
règle énoncée. On comprend fort bien ce que veut dire unité de jour, mais on est de
suite tenté de sécrier pourquoi justement un jour? Jose même vous annoncer
qu'il vous faudra changer aussi le terme dunité de lieu; car il ne peut signifier
que la permanence de l'action dans le lieu où l'on a une fois introduit le spectateur.
Mais si vous admettez, Monsieur, que l'on puisse transporter le lieu de l'action, au moins
à de petites distances, il faut trouver un terme qui exprime quelque autre chose que la
stricte unité de lieu, puisque celle-là vous l'avez sacrifiée. Ce n'est pas ici une
dispute sur les mots; car le défaut de l'expression et la difficulté d'en trouver une
qui soit claire, et précise viennent de l'arbitraire, du vague et de l'oscillation de
lidée même que l'on cherche à exprimer.
Vous paraissez, Monsieur, effrayé pour
moi de la témérité qu'il y a dans le projet de faire supporter, dans ma patrie, des
tragédies qui ne soient pas soumises à la règle des deux unités. " Qu'on juge
après cela, " dites-vous, " du projet d'introduire une pareille innovation en
Italie! " Ce n'est pas sûrement à moi à vous dire de quelle manière l'essai
dramatique, dont vous avez eu la bonté de parler, a pu être accueilli par mes
compatriotes; mais, en thèse générale, je puis vous assurer que les idées romantiques
ne sont pas si discréditées en Italie que vous paraissez le croire. Elles y sont fort
débattues, et c'est déjà un présage de triomphe pour le côté de la raison. Quelques
écrivains, dégoûtés de la pédanterie et du faux qui dominent dans les théories
reçues de la poésie et de la littérature en général, frappés des vérités éparses
dans quelques écrit français, allemands, anglais et italiens, sur les doctrines-du beau,
ont donné une attention particulière à ces questions. Sans adopter aucun des divers
systèmes proposés par des littérateurs philosophes, ils ont recueilli de toutes parts
les idées qui leur ont paru vraies, en ont séparé ce qui, à leur sens, tenait à des
circonstances locales, à des systèmes particuliers de philosophie, ou même à des
préjuges nationaux, et se sont ralliés à un principe genéral, qu'ils ont exposé,
enrichi de nouvelles prouves, et agrandi, ce me semble, en laissant au principe et aux
doctrines le nom de romantiques, bien que ce nom ne représente, pas pour eux le même
ensemble d'idées auquel il a été appliqué chez d'autres nations.
Jirais au delà de la vérité si
je vous disais que leurs efforts ont obtenu un plein succès. L'erreur ne se laisse nulle
part, et dans ancun genre, détruire en un jour. La torture a duré long-temps encore
après l'immortel traité des délits et des peines; cela reconnu, il faudrait
être bien impatient et bien égoiste pour se plaindre de la ténacité des préjugés
littéraires. Mais parmi les défenseurs de ces doctrines, dont je suis fâché de ne
pouvoir faire ici qu'une mention collective et rapide, il se trouve des hommes
particulièrement voués aux études philosophiques et accoutumés à porter dans toute
discussion les lumières qui résultent d'un grand ensemble de connaissances: il s'y
trouve des poëtes dont le talent n'est pas contesté même par ceux qui ne partagent pas
encore leurs principes littéraires; des poëtes, dont les uns ont fait valoir ce talent
pour populariser leur doctrine poétique, et dont dautres l'ont dèjà justifiée
par d'heureux essais. On a vu d'excellens esprits, prévenus d'abord contre ces doctrines,
finir par les adopter. L'erreur est déjà troublée dans sa possession, avec le temps
elle sera dépossédée; et puisqu'il est assez ordinaire aux hommes qui abandonnent de
guerre lasse les vieilles erreurs, d'outrer les vérités nouvelles qu'ils sont forcés
d'adopter, et de les interpréter avec une rigueur pédantesque, comme pour se donner
lair de ne pas arriver trop tard à leur secours, je ne désespère pas de voir le
jour où les romantiques actuels de l'Italie sentendront reprocher de n'être pas
assez romantiques.
Le règne des erreurs grandes et petites
me semble avoir deux périodes bien distinctes. Dans la première, c'est comme étant la
vérité qu'elles triomphent; elles sont admises sans discussion, prêchées avec
assurance, on les affirme, on les impose; on en fait des règles, et l'on se contente de
rappeler, sans aucun raisonnement, à l'observance de ces règles ceux qui s'en écartent
dans la pratique. S'il se rencontre quelqu'un d'assez hardi pour les rejeter, pour les
attaquer, on dit sèchement qu'il ne mérite pas de réponse, et l'on s'en tient là. Mais
peu à peu ces hommes.qui ne méritent pas de réponse, augmentent en nombre; ils en
exigent une, et font tant de bruit que l'on ne peut plus faire semblant de ne pas les
entendre; on est forcé de croire à leur existence, et il n'est plus permis de dire qu'on
les a confondus quand en les a appelés des hommes à paradoxe. Alors il paraît des
écrivains (et, par je ne sais quelle fatalité, ce sont toujours des hommes d'esprit),
qui, par des argumens auxquels personne n'avait songé, prennent à tâche de prouver que
la chose dont en contesté la vérité est d'une incontestable utilité; qu'il ne faut pas
en examiner le principe à la rigueur que, dans la guerre qu'on lui fait, il y a quelque
chose de léger, de puéril même; que les raisons que l'en entasse, pour en démontrer la
fausseté, sont d'une évidence, tout-à-fait vulgaire, presque niaises. Ils vous disent
qu'il ne faut pas s'arrêter à lapparence, mais bien, chercher, dans la durée de
cette opinion, les raisons de sa convenance, et la preuve de son utilité dans
lheureuse application qu'en ont faite des hommes qui étaient bien d'autres génies
que les hommes dà présent.
Quand elles, en sont à cette seconde
époque, les erreurs ont peu de temps à vivre: une fois dépostées de leurs premiers
retranchemens, elles ne peuvent plus s'y rétablir. Or, je ne serais pas loin de croire
que la règle des deux unités en est à sa seconde période; en ne prétend plus la
fonder sur ldée de l'illusion et de la vraisemblance, idée absolue, et avec
laquelle il n'y aurait pas lieu à transiger; mais cette idée n'est pas soutenable, la
fausseté en est reconnue. Il faut donc prouver que les règles n'étant pas nécessaires
par elles-mêmes, le sont du moins pour obtenir certains effets réputés avantageux, et
qui dépendent de leur observance. Elles se trouvent dès lors dans une position nouvelle,
qui paraôt encore assez bonne; elles y sont défendues par des hommes habiles, je le
sais: mais dans ce changement de position je ne puis voir qu'un pas, et même un grand pas
de l'erreur à la vérité.
Oserai-je vous dire, Monsieur, quen
France même, où les règles dont nous parlons paraissent si affermies, où l'on est
accoutumé à les voir appliquées à des chefs-doeuvre hors de toute comparaison
dans le système suivant lequel ils ont- été conçus, et qui ne périront jamais,
oserai-je vous dire que l'époque de leur décadence n'est probablement pas bien
éloignée? Ce qui me porte à le croire, c'est la tendance historique que le théâtre
français semble prendre depuis quelque temps. Des essais isolés, et suivis quelquefois
d'un succès éphémère, avaient bien paru, à d'autres époques; mais jamais la tendance
n'avait été décidée, et les causes en sont bien connues et seraient bien aisées à
dire. Mais, de nos jours, nous avons des tragédies historiques auxquelles des succès
soutenus et brillans ont déjà promis le suffrage de la postérité; aujourdhui, de beaux
talens sont entrés dans cette carrière, et semblent avoir ouvert à l'art dramatique une
période nonvelle, qui ne sera pas moins glorieuse que la précédente. Or, je m'abuse
fort, ou, à mesure que l'art théâtral fera de nouveaux pas dans le vaste champ de
l'histoire, on aura plus d'occasions de constater les inconvéniens de la règle des deux
unités; et les hommes nés avec du génie en viendront à la fin à sindigner des
entraves qui les empècheraient de rendre fidèlement les conceptions où ils verraient
leur gloire et les progrès de l'art. Ils sentiront létrange duperie qu'il y
aurait, pour eux, à renoncer aux matériaux tragiques si imposans, si variés, qui leur
sont donnés par la nature et la réalité , pour en forger de romanesques. Dans tous les
temps, dans tous les pays, ils trouveront des hommes que l'énergie de leur caractère a
poussés hors de la sphère commune, qui ont échoué ou réussi dans de grandes choses,
et donné les mesures des forces humaines. Ces heureux talens se demanderont avec
impartialité si les poétes dramatiques qui ont méprisé les règles, et les nations qui
admirent ces poëtes, sont effectivement, comme on la tant dit, des poëtes et des
nations barbares. Ils examineront cette loi qui aura tyrannisé leurs devanciers; ils
remonteront à son origine; ils verront quels hommes l'ont rendue, pour quels motifs elle
l'a été, et s'indigneront de la proposition de continuer à y obéir. Si général que
puisse être le préjugé dominant, il leur faudra moins de courage pour s'y soustraire,
quand ils songeront que la plupart des poëtes dont les ouvrages leur ont survécu, ont eu
aussi quelque préjugé à vaincre, et ne sont devenus immortels qu'en bravant leur
siècle en quelque chose.
Il est d'ailleurs impossible que ce
préjugé ne s'affaiblisse pas de jour en jour; le goût toujours croissant des études
historiques finira par modifier aussi les idées des spectateurs, et par rendre rares et
difficiles les succès de théâtre qui ne sont fondés que sur lignorance du
parterre. L'histoire paraît enfin, devenir une science; on la refait de tous côtés, on
s'aperçoit que ce que l'on a pris jusqu'ici pour elle n'a guère été qu'une abstraction
systématique, qu'une suite de tentatives pour démontrer des idées fausses ou vraies,
par des faits toujours plus ou moins dénaturés par l'intention partielle à laquelle on
a voulu les faire servir. Dans le jugement du passé, dans l'appréciation des anciennes
moeurs, des anciennes lois et des anciens peuples, de même que dans les théories des
arts, ce sont les idées de convention et la prétension vaniteuse d'atteindre un but
exclusif et isolé, qui ont dominé et faussé l'esprit humain.
À mesure que le public verra plus clair
dans l'histoire, il s'y affectionnera davantage, et sera plus disposé à la préférer
aux fictions individuelles. Accoutumé à trouver, dans la connaissance des événemens,
des causes simples, vraies et variées à linfini, il ne demandera pas mieux que de
les voir développer sur la scène; il finira même, je crois, par s'étonner et par
murmurer, si, assistant à une tragédie dont le sujet lui est connu, il s'aperçoit que,
pour ne pas hurter un préjugé, on a négligé les incidens les plus frappans et les plus
relevés de ce sujet. Déjà des tentatives hardies ont été faites sur la scène
française pour transporter l'action des bornes de la règle à celles de la nature; et
ces tentatives, repoussées avec une colère qui aurait bien voulu être du mépris, ont
du moins manifesté un commencement de volonté de secouer le joug. Mais des
transgressions plus prudentes n'ont reçu que des applaudissemens; et, pour peu que les
écrivains qui se les sont permises veuillent et sachent mettre à profit l'ascendant que
donnent des succès obtenus pour en obtenir dautres, je crois qu'il ne tient qu'à
eux darriver à détruire la loi à force d'amendemens. Mais, si cela arrive, où
s'arrètera-t-on? On n'ira pas trop loin; la nature y a pourvu; elle a posé des bornes,
et l'art du poëte consiste à les connaître. Ces bornes sont la faiblesse même de
l'homme; sa vie est trop courte; l'influence de sa volonté est trop facilement resserrée
par les obstacles les plus prochains; l'énergie de ses facultées, la force même de sa
conception, diminuent trop à mesure qu'elles agissent sur des objets plus éloignés et
plus épars, pour qu'une action humaine puisse jamais sétendre et se prolonger au
delà de certaines limites. Ainsi, tout poëte qui aura bien compris l'unité d'action
verra dans chaque sujet la mesure de temps et de lieu qui lui est propre; et, après avoir
reçu de l'histoire une idée dramatique, il s'efforcera de la rendre fidèlement, et
pourra dès-lors en faire ressortir leffet moral. N'étant plus obligé de faire
jouer violemment et brusquement les fait entre eux, il aura le moyen de montrer, dans
chacun, la véritable part des passions. Sûr d'intéresser à l'aide de la vérité, il
ne se croira plus dans la nécessité d'inspirer des passions au spectateur pour le
captiver; et il ne tiendra qu'à lui de conserver ainsi à lhistoire son caractère
le plus grave et le plus poétique, l'impartialité.
Ce n'est pas, il fatut le dire, en
partageant le délire et les angoisses, les désirs et l'orgueil des personnages
tragiques, qua l'on éprouve le plus haut degré d'émotion; c'est au-dessus de cette
sphère étroite et agitée, c'est dans les pures régions de la contemplation
désintéressée, qu'à la vue des souffrances inutiles et des vaines jouissances des
hommes, on est plus vivement saisi de terreur et de pitié pour soi-même. Ce n'est pas en
essayant de soulever, dans des àmes calmes, les orages des passions, que le poëte exerce
son plus grand pouvoir. En nous faisant descendre, il nous égare et nous attriste. A quoi
bon tant de peine pour un tel effet? Ne lui demandons que d'être vrai, et de savoir qua
ce nest pas en se communiquant à nous que les passions peuvent nous émouvoir d'une
manière qui nous attache et nous plaise. Mais en favorisant en nous le développement de
la force morale à laide de laquelle on les domine et les juge. C'est de l'histoire
que le poëte tragique peut faire ressortir, sans contrainte, des sentimens humains; ce
sont, toujours les plus nobles, et nous en avons tant besoin! C'est à la vue des passions
qui ont tourmenté les hommes, qu'il peut nous faire sentir ce fond commun de misère et
de faiblesse qui dispose à une indulgence, non de lassitude ou de mépris, mais de raison
et d'amour. En nous faisant assister à des événemens qui ne nous intéressent pas comme
acteurs, où nous ne sommes que témoins, il peut nous aider à prendre l'habitude de
fixer notre pensée sur ces idées calmes et grandes qui s'effacent et s'èvanouissent par
le choc des réalités journalières de la vie, et qui, plus soigneusement cultivées et
plus présentes, assureraient sans doute mieux notre sagesse et notre dignité. Qu'il
prétende, il le doit, s'il le peut, à toucher fortement les âmes; mais que ce soit en
vivifiant, en developpant lidéal de justice et de bonté que chacune porte en elle,
et non en les prolongeant à l'étroit dans un idéal de passions factices; que ce soit en
élevant notre raison, et non en l'offusquant, et non en exigeant d'elle dhumilians
sacrifices, au profit de notre mollesse, et de nos préjugés.
Pour terminer cetto lettre déjà si
longue, permettez-moi, Monsieur, de vous exprimer un sentiment bien agréable que ma
fait éprouver l'article dans lequel vous avez combattu mes opinions littéraires.
En examinant le travail d'un étranger,
qui n'a pas l'honneur d'être connu personnellement de vous, vous y avez repris ce qui
vous a paru contraire à lidée que vous avez de la perfection dramatique; mais vos
critiques, adoucies même par des encouragemens flatteurs, ne sont conçues, pour ainsi
dire, que dans l'intérêt universel de la littérature. On n'y voit aucune trace de cet
esprit d'aversion et de dédain avec lequel on a traité trop souvent, dans tous les pays,
les littératures étrangères. Vous combattez même, Monsieur, pour les foyers poétiques
de l'Italie, un homme qui voudrait voir dans tous les pays la perfection de lart, et
qui la regarde, partout où elle se trouve, comme la richesse de tous, comme un patrimoine
acquis à toute intelligence capable de l'apprécier. Je ne vous ferai pas le tort de vous
louer de cette disposition qui se manifeste partout dans votre écrit, puisque la
disposition contraire est injuste et absurde; mais je ne puis ni ne veux me défendre de
limpression heureuse que toute âme honnète éprouve sans doute en voyant ce besoin
de bienveillance et de justice devenir de jour en jour plus général en France et en
Italie, et succéder à des haines littéraires que leur extrème ridicule n'empéchait
pas d'être affligeantes. Il n'y a pas longtemps encore que juger avec impartialité les
génies étrangers attirait le reproche de manquer de patriotisme; comme si ce noble
sentiment pouvait être fondé sur la supposition absurde d'une perfection exclusive, et
obliger, par conséquent, quelquun à prendre une jalousie stupide pour base de ses
jugemens; comme si le coeur humain était si resserré pour les affections sympathiques
qu'il ne pût fortement aimer sans haïr; comme si les mêmes douleurs et la même
espérance, le sentiment de la même dignité et de la même faiblesse, le lien universel
de la vérité, ne devaient pas plus rapprocher les hommes, même sous les rapports
littéraires, que ne peuvent les séparer: la différence de langage et quelques degrés
de latitude. C'est une considération pénible, mais vraie, que des écrivains
distingués, que ceux-là même qui auraient dû se servir de leur ascendant pour corriger
le public de cet égoisme prétendu national, aient, au contraire, cherché à le
renforcer; mais le sens commun des peuples et un sentiment prépondérant de concorde, ont
vaincu les efforts et trompé les espérances de la haine. L'Italie a donné naguère un
exemple consolant de cette disposition. Un homme célèbre, et qu'elle était accoutumée
à écouter avec la plus grande déférence, avait annoncé qu'il lassait après lui un
écrit où il avait consigné ses sentimens les plus intimes. Le Misogallo a paru,
et la voix d'Alfieri, sa voix sortant du tombeau, n'a point eu d'éclat en Italie, parce
qu'une voix plus puissante sélevait, dans tous les coeurs, contro un ressentiment
qui aspirait à fonder le patriotisme sur la haine. La haine pour la France! pour cette
France illustrée par tant de génie et par tant de vertus! d'où sont sortis tant de
vérités et tant d'exemples! pour cette France que l'on ne peut voir sans éprouver une
affection qui ressemble à l'amour de la patrie, et que l'on ne peut quitter sans qu'au
souvenir de lavoir habitée il ne se mêle quelque chose de mélancolique et de
profond qui tient des impressions de l'exil! ....
FIN DE LA LETTRE À M. C * * *.
tratto da: Opere varie di Alessandro Manzoni, edizione riveduta e corretta dallautore, Milano, Stabilimento Redaelli dei Fratelli Rechiedei, 1870 (pagg. 395-451)
- Edizione telematica, revisione, HTML e impaginazione: Giuseppe Bonghi
© 1999 - by prof. Giuseppe Bonghi
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Ultimo aggiornamento: 28 dicembre 1999