Alessandro Manzoni
LETTRE À MONSIEUR CHAUVET
SUR
L'UNITÉ DE TEMPS ET DE LIEU
DANS LA TRAGÉDIE
(terza parte)
Il a été averti de
la désobéissance de Bolingbroke et de sa tentative: il quitte précipitamment l'Irlande
et débarque en Angleterre dans le moment où son adversaire occupe le comté de
Glocester; mais certes, le roi ne devait pas marcher droit à l'audacieux agresseur sans
sêtre bien mis en mesure de lui résister. Ici la vraisemblance se refusait, aussi
expressement que lhistoire même, à l'unité de lieu, et Shakespeare n'a pas suivi
plus exactement ce celle-ci que la première. Il nous montre Richard dans le pays de
Galles: il aurait pu disposer sans peine son sujet de manière à produire les deux rivaux
successivement sur le même terrain; mais que de choses n'eût-il pas dû sacrifier pour
cela? et quy aurait gagné sa tragédie? Unité d'action? nullement; car où
trouverait-on une tragédie où l'action soit plus strictement une que dans celle-là?
Richard délibère, avec les amis qui lui restent, sur ce qu'il doit faire, et c'est ici
que le caractère de ce roi commence à prendre un développement si naturel et si
inattendu. Le spectateur avait déjà fait connaissance avec cet étonnant personnage, et
se flattait de l'avoir pénétré; mais il y avait en lui quelque chose de secret et de
profond qui n'avait point paru dans la prospérité, et qee l'infortune seule pouvait
faire éclater. Le fond du caraetère est le même; c'est toujours l'orgueil, c'est
toujours la plus haute idée de sa dignité: mais ce même orgueil qui, lorsqu'il était,
accompagné de puissance, se manifestait par la légèreté, par l'impatience de tout
obstacle, par une irréflexion qui ne lui permettait pas même de soupçonner que tout
pouvoir humain a ses juges et ses bornes; cet orgueil, une fois privé de force, est
devenu grave et sérieux, solennel et mesuré. Ce qui soutient Richard, c'est une
conscience inaltérable de sa grandeur , c'est la certitude que nul événement humain n'a
pu la détruire, puisque rien ne peut faire qu'il ne soit né et qu'il nait été
roi. Les jouissances du pouvoir lui ont échappé; mais, lidée de sa vocation au
rang suprème lui reste: dans ce qu'il est, il persiste à honorer ce qu'il fut; et ce
respect obstiné pour un titre que personne ne lui reconnaît plus ôte au sentiment de
son infortune tout ce qui pourrait l'humilier ou l'abattre. Les idées, les émotions par
lesquelles cette révolution du caractère de Richard se manifeste dans la tragédie de
Shakespeare sont d'une grande originalité, de la poésie la plus relevée, et même très
touchantes.
Mais ce tableau historique de l'âme de
Richárd et des événemens qui la modifient embrasse nécessairement plus de vingt
heures, et il en est de même de la progression des autres faits, des autres passions et
des autres caractères qui se développent dans le reste de l'action. Le choc des deux
partis, l'ardeur et lactivité croissante des ennemis du roi, les tergiversation de
ceux qui attendent la victoire pour savoir positivement quelle est la cause à laquelle
les honnètes gens doivent s'attacher; la fidélité courageuse d'un seul homme,
fidélité que le poëte a décrite telle que l'histoire l'a consacrée, avec toutes les
idée vraies et fausses qui déterminaient cet homme à rendre hommage au malheur en
dépît de la force: tout cela est admirablement peint dans cette tragédie. Quelques
inconvenances, que l'on en pourrait ôter sans en altérer l'ordonnance, sauraient ne
faire illusion sur la grandeur et la beauté de l'ensemble.
J'ai presque honte de donner une esquisse
si décharnée d'un si majestueux tableau; mais je me flatte d'en avoir dit assez pour
faire voir du moins que ce quil y a de caractéristique dans ce sujet exige plus de
latitude que n'en accorde la règle des deux unités. Supposons maintenant que
Shakespeare, après avoir composé, son Richard II, l'eût, communiqué à un critique
persuadé de la nécessité de cette règle. Celui-ci lui aurait probablement dit: Il y a
dans votre pièce de fort belles situations et surtout d'admirables sentimens; mais la
vraisemblance y est déplorablement choquée. Vous transportez votre pubblic de Londres à
Cowentry, du comté de Glocester dans le pays de Galles, du parlement au chàteau de
Flint; il est impossible au spectateur de se faire l'illusion nécessaire pour vous
suivre. Il y a contradiction entre les situations diverses où vous voulez le placer et la
situation réelle où il se trouve. Il est trop sûr de n'avoir pas changé de place pour
pouvoir imaginer qu'il a fait tous ces voyages que vous exigez de lui.
Je ne sais, mais il me semble que
Shakespeare, aurait été bien étonné de telles objections. Eh! grand Dieu! aurait-il pu
répondre, que parlez-vous de déplacemens et de voyages! Il n'en est point question ici;
je n'y ai jamais songé, ni mes spectateurs non plus. Je mets sous les yeux de ceux-ci une
action qui se déploie par degrés, qui se compose d'événernens qui naissent
successivement les uns des autres, et se passent en différens lieux; c'est l'esprit de
l'auditeur qui les suit, il na que faire de voyager ni de se figurer quil
voyage. Pensez-vous qu'il soit venu au théâtre pour voir des événemens réels? et me
suis-je jamais mis dans la tète de lui faire une pareille illusion? de lui faire croire
que ce quil sait être déjà arrivé il y a quelques centaines d'années arrive
aujourd'hui de nouveau? que ces acteurs sont des hommes-réellement occupés des passions
et des affaires dont ils parlent, et dont ils parlent en vers?
Mais, j'ai trop oublié, Monsieur, que ce
n'est pas sur l'objection tirée de la vraisemblance que vous fondez le maintien des
règles, mais bien sur l'impossibilité de conserver sans elles l'unité d'action et la
fìxité des caractères. Voyons donc si cette objection peut s'appliquer à la tragédie
de Richard II. Eh! comment s'y prendrait-on, je vous le demande avec curiosité, pour
prouver que l'action n'y est pas une, que les caractères n'y sont pas constans, et cela
parce que le poëte est resté dans les lieux et dans les temps données par l'histoire,
au lieu de se renfermer dans l'espace et dans la durée que les critiques ont mesurés de
leur chef à toutes les tragédies? Quaurait encore répondu Shakespeare à un
critique qui serait venu lui opposer cette loi des vingt-quatre heures? Vingt-quatre
heures! aurait-il dit: mais pourquoi? La lecture de la chronique de Holingshed a fourni à
mon esprit l'idée d'une action simple et grande, une et variée, pleine d'intérêt et de
leçons; et cette action, j'aurais été la défigurer, la tronquer de pur caprice!
L'impréssion qu'un chroniqueur a produite en moi, je n'aurais pas cherché à la rendre,
à ma manière, à des spectateurs qui ne demandaient pas mieux! j'aurais été moins
poëte que lui! Je vois un événement dont chaque incident tient à tous les autres et
sert à les motiver; je vois des caractères fixes se développer en un certain temps et
en certains lieux; et pour donner l'idée de cet événement, pour peindre ces
caractères, il faudra absolument que je mutile l'un et les autres au point où la durée
de vincgt-quatre heures et l'enceinte d'un palais suffiraient à leur développement?
Il y aurait, Monsieur, je l'avoue, dans
votre système, une autre réplique à faire à Shakespeare: on pourrait lui dire que
cette attention qu'il a eue à reproduire les faits dans leur ordre naturel et avec leurs
circonstances principales les plus avérées, lassimile plutôt à un historien
qu'à un poëte. On pourrait ajouter que c'est la règle des deux unités qui l'aurait
rendu poëte, en le forçant à créer une action, un noeud, des péripéties; car "
c'est ainsi, " dites vous, " que les limites de lart donnent Tes
lessor à l'imagination de l'artiste, et le forcent à devenir créateur. "
C'est bien là, jen conviens, la véritable conséquenee de cette règle; et la plus
légère connaissance des théâtres qui lont admise prouve de reste qu'elle n'a pas
manqué son effet. C'est un grand avantage, selon vous: j'ose n'ètre pas de cet avis, et
regarder au contraire l'effet dont il s'agit comme le plus grave inconvénient de la
règle dont il résulte; oui, cette nécessité de créer, imposée arbitrairement à
l'art, lécarte de la vérité, et le détériore à la fois dans ses résultats et
dans ses moyens.
Je ne sais si je vais dire quelque chose
de contraire aux idées reçues; mais je crois ne dire, qu'une vérité très simple, en
avançant que l'essence de la poésie ne consiste pas à inventer des faits: cette
invention est ce qu'il y a de plus facile et de plus vulgaire dans le travail de
lesprit, ce qui exige le moins de réflexion, et même le moins d'imagination. Aussi
n'y a-t-il rien de plus multiplié que les créations de ce genre; tandis que tous les
grands monumens de la poésie ont pour base des événemens donnés par l'histoire ou, ce
qui revient ici au même, par ce qui a été regardé une fois comme lhistoire.
Quant aux poëtes dramatiques en
particulier, les plus grands de chaque pays ont évité, avec d'autant plus de soin qu'ils
ont eu plus de génie, de mettre en drame des faits de leur création; et à chaque
occasion qui s'est présentée de leur dire quils avaient substitué, sur des points
essentiels, l'invention à l'histoire, loin d'accepter ce jugement comme un éloge, ils
l'ont repoussé comme une censure. Si je ne savais combien il y a de témérité dans les
assertions historiques trop générales , joserais affirmer qu'il n'y a pas, dans
tout ce qui nous reste du théâtre tragique des Grecs, ni même dans toute leur poésie,
un seul exemple de ce genre de création, qui consiste à substituer aux principales
causes connues d'une grande action, des causes inventées à plaisir. Les póëtes grecs
prenaient leurs sujets, avec toutes leurs circonstances importantes, dans les traditions
nationales. Ils n'inventaient pas les événemens; ils les acceptaient tels que les
contemporains les avaient transmis: ils admettaient, ils respectaient l'histoire telle que
les individus, les peuples et le temps l'avaient faite.
Et, parmi les modernes, voyez, Monsieur,
comme Racine cherche, dans toutes ses préfaces, à prouver qu'il a été fidèle à
l'histoire; comme, jusque dans les sujets fabuleux, il songe toujours à s'appuyer
sur des autorités. Ne trouvant pas convènable de terminer par le sacrifice d'Iphigénie
la tragédie qui en porte le nom, et n'osant faire de son chef une chose contraire à la
tradition la plus accréditée là-dessus, il se félicite davoir trouvé, dans
Pausanias, le personnage d'Ériphile, qui lui fournit un autre dénouement: "
l'heureux personnage dÉriphile, sans lequel, " dit-il, " je "
n'aurais jamais osé entraprendre cette tragédie. " Eh quoi! ce personnage dont
Racine avait un si grand besoin, n'aurait-il donc pu l'inventer; ou quelque chose
déquivalent? Ce genre dinvention, libéralement départi par la nature à
deux ou trois cents auteurs tragiques, Racine ne l'aurait pas eu? Voyez si ces auteurs
sont jamais embarrassés à dénouer leurs pièces lorsqu'il ne s'agit pour cela que
dinventer un personnage ou un prodige! Non, non, Racine nétait pas dépourvu
d'une faculté si commune chez les poëtes: mais Racine, doué d'un sentiment exquis de la
vérité et des convenances, savait que, dans les sujets historiques, un fait qui n'a pas
existé et que l'en voudrait donner comme cause ou comme résultat d'autres faits réel et
connus, n'a pas non plus de vérité poétique. Dans les sujets fabuleux même, il sentait
que ce qui a fait partie dune tradition, ce qui a été cru par tout un peuple, a
toujours un genre et un degré d'importance que ne peut obtenir la fiction isolée et
arbitraire de l'homme,qui se renferme dans son cabinet pour y forger des bouts d'histoire,
selon son besoin et son goût. Mais, dira-t-on peut-être, si lon enlève au poëte
ce qui le distingue de l'historien, le droit d'inventer les faits, que lui reste-t-il? Ce
qui lui reste? La poésie; oui, la poésie. Car enfin que nous donne l'histoire? des
événemens qui ne sont, pour ainsi dire, connus que par leurs dehors; ce que les hommes
ont exécuté: mais ce qu'ils ont pensé, les sentimens qui ont accompagné leurs
délibérations et leurs projets, leurs succès et leurs infortunes; les discours par
lesquels ils ont fait ou essayé de faire prévaloir leurs passions et leurs volontés,
sur d'autres passions et sur d'autres volontés, par lesquels ils ont exprimé leur
colère, épanché leur tristesse, par lesquels, en un mot, ils ont révélé leur
individualité: tout cela, à peu de chose près, est passé sous silence par l'histoire;
et tout cela est le domaine de la poésie. Eh! qu'il serait vain de craindre qu'elle y
manque jamais d'occasions de créer, dans le gens le plus sérieux et peut-être le seul
sérieux de ce mot! Tout secret de lâme humaine se dévoile, tout ce qui fait -es
grands événemens, tout ce qui caractérise les grandes destinées, se découvre aux
imaginations douées d'une force de sympatie suffisante. Tout ce que la volonté humaine a
de fort ou de mysterieux, le malheur de religieux et de profond, le poéte peut le
deviner; ou, pour mieux dire, l'apercevoir, le saisir et le rendre. Lorsque lon
montra à César la tête de Pompée, César pleura sur son illustre ennemi, et fit voir
beaucoup d'indignation contro les lâches auteurs de sa mort. Voilà ce que nous savons
par l'histoire. Maintenant, lorsque Corneille fait prononcer par Philippe ces paroles
qu'il met dans la bouche de César,
Restes d'un demi-dieu dont a peine je puis
Égaler le grand nom, tout vainqueur que j'en suis
De ces traîtres, dit-il, voyez punir les crimes.
Corneille n'invente pas un fait, il n'invente pas même un sentiment;
ces vers sont cependant une création , et une belle création poétique. Ce que Corneille
a trouvé, c'est une expression par laquelle un homme tel que Cèsar a pu convenablement
manifester son caractère, dans la circonstance donnée. Le poëte a traduit, en quelque
sorte, en sa langue, les larmes du guerrier victorieux sur le sort tragique du héros
vaincu. Ce mélange de magnanimité et d'hypocrisie, de générosité et de politique,
cette dissimulation de toute joie dans un excès de fortune, cette émotion de pitié qui
vient d'un certain retour sur lui-même et de sa réflexion sur la fin si misérable d'un
homme naguère si puissant; tous ces sentimens, dont lhistoire ne donne que le
résultat abstrait, Corneille les a mis en paroles, et dans des paroles que César aurait
pu prononcer.
Il est cependant certain que, si l'on
intordisait au poëte toute faculté d'inventer des événemens, on se priverait d'un
très grand nombre de sujets de tragédie. Cette faculté lui doit donc être accordée,
ou, pour mieux dire, elle est donnée par les principes de lart: mais quelle en est
la limite? à partir de quel point l'invention commence-t-elle à devenir vicieuse?
Les critiques ont admis généralement les deux principes: qu'il ne faut point falsifier
lhistoire, et que lon peut, que l'on doit même souvent y ajouter des
circonstances qui ne s'y trouvent point, pour rendre l'action dramatique. Ils ont ensuie
cherché une règle qui pût concilier ces deux principes, et sont à peu près convenus
d'admettre celle-ci: que les incidens inventés ne doivent pas, contredire les faits les
plus connus et les plus importans de l'action représentée. La raison qu'ils en ont
donnée est que le spectateur ne peut pas ajouter foi à ce qui est contraire à une
verité qu'il connait. Je crois la règle bonne, parce qu'elle est fondée sur la nature,
et assez vague pour ne pas devenir une gêne gratuite dans la pratique; j'en crois même
la raison fort juste: mais il me semble qu'il y a à cette règle une autre raison plus
importante, plus inhérente à l'essance de l'art, et qui peut donner une direction plus
sûre et plus forte pour l'appliquer avec succès; cette raison est que les causes
historiques d'une action sont essentiellement les plus dramatiques et les plus
interessantes. Les faits, par cela même qu'ils sont conformes à la vérité pour ainsi
dire matérielle, ont au plus haut degré le caractère de vérité poétique que l'on
cherche dans la tragédie: car quel est l'attrait intellectuel pour cette sorte de
composition? Celui que l'on trouve à connaître l'homme, à découvrir ce qu'il y a dans
sa nature de réel et d'intime, à voir l'effet des phénomènes extérieurs sur son âme,
le fond des pensées par lesquelles il se détermine à agir; à voir, dans un autre
homme, des sentimens qui puissent exciter en nous une véritable sympatie. Quand on
racconte une histoire à un enfant, il ne manque jamais de faire cette question: Cela
est-il vrai? Et ce n'est pas là un goút particulier de l'enfance; le, besoin de la
vérité est l'unique chose qui puisse nous faire donner de limportance à tout ce
que nous apprenons. Or, le vrai dramatique, où peut-il mieux se rencontre que dans ce que
les hommes ont réellement fait? Un poëte trove dans lhistoire un caractère
imposant qui l'arrète, qui semble lui dire, Observe-moi, je t'apprendrai quelque chose
sur la nature humaine; le poëte accepte l'invitation; il veut tracer ce caractère, le
développer: où trouvera-t-il des actes extérieurs plus conformes à la véritable idée
de l'homme qu'il se propose de peindre que ceux que cet homme a effectivement exécutés?
Il a eu un but; il y est parvenu, ou il a échoué: où le poëte trouvera-t-il une
révélation plus sûre de ce but et des sentimens qui portaient son personnage à le
poursuivre que dans les moyens choisis par celui-ci même? Poussons la proposition un peu
plus loin pour la compléter. Notre poëte rencontre de même dans l'histoire une action
qu'il se plait à considérer, au fond de laquelle il voudrait pénétrer; elle est si
intéressante qu'il désire la connaître dans toutes ses parties et en donner l'idée la
plus vraie, la plus entière et la plus vive. Pour y parvenir, où cherchera-t-il les
causes qui l'ont provoquée, qui en ont décidé l'accomplissement, si ce n'est dans les
faits mêmes qui ont été ces causes?
C'est peut-être faute d'avoir observé
ce rapport entre la vérité matérielle des faits et leur vérité poétique que les
critiques ont apporté à la règle dont j'ai parlé une exception qui ne me semble pas
raisonnable. Ils ont dit que lorsque les principales circonstances d'une histoire
n'étaient pas très connues, en pouvait les altérer, ou leur en substituer d'autres de
pure invention: mais, ou je me trompe fort, ou cela ne s'appelle pas faciliter au poëte
la disposition de son sujet; c'est bien plutôt lui ôter les moyens les plus sûrs d'en
tirer parti. Qu'importe que ces événemens soient ou non connus du spectateur? Si le
poëte les à trouvés, c'est un fil qui lui est donné pour arriver au vrai; pourquoi
labandonnerait-il? Il tient quelque chose de réel, pourquoi le rejeter? pourquoi
renoncer volontairement aux grandes leçons de lhistoire? À quoi bon créer une
action, un noeud, des péripéties, pour motiver un résultat dont les motifs sont des
faits? Voudrait-on par basard faire voir comment s'y prendrait la nature humaine pour agir
si elle avait adopté la règle des deux unités? On croit sans doute faire autre chose;
mais, sérieusement, fait-on autre chose que cela dans toutes ces créations où la
vérité est altérée à si grands frais et avec des effets si mesquins?
Ainsi donc, trouver dans une série de
faits ce qui les constitue proprement une action, saisir les caractères des acteurs
donner à cette action et à ces caractères un développement harmonique compléter
l'histoire, en restituer, pour ainsi dire, la partie perdue, imaginer même des faits là
où l'histoire ne donne que des indications, inventer au besoin des personnages pour
représenter les moeurs connues d'une époque donnée, prendre enfin tout ce qui existe et
ajouter ce qui manque, mais de manière que l'invention saccorde avec la réalité,
ne soit qu'un moyen de-plus de la faire ressortir, voilà ce que l'on peut raisonnablement
dire créer; mais substituer des faits imaginaires à des faits constatés, conserver des
résultats historiques et en rejeter les causes parce qn'elles ne cadrent pas avec une
poétique convenue, en supposer d'autres par la raison qu'elles peuvent mieux s'y adapter,
c'est évidemment ôter à l'art les bases de la nature. Veut-on que ce soit là une
création? à la bonne heure; mais ce sera du moins une création à peu près semblable
à celle d'un peintre qui, voulant absolument faire entrer dans un paysage plus d'arbres
que l'espace figuré sur la toile ne peut en contenir, les presserait les uns contre les
autres, et leur donnerait à tous une forme et un port que n'ont pas les arbres de la
nature.
L'application que vous faites, Monsieur, de votre théorie au sujet historique de Carmagnola,
me paraît à moi-même très propre à servir d'exemple pour expliquer et justifier les
idées que je viens de vous soumettre. Je crains seulement, en me servant de cet exemple,
d'avoir l'air de repousser votre critique et de dèfendre ma tragédie: mais s'il vous est
resté quelque léger souvenir de la manière dont j'ai traité ce sujet, veuillez,
Monsieur, l'écarter tout-à-fait de votre esprit, et vous en tenir à examiner seulement
ce qu'il peut fournir, tel qu'il est dans l'histoire, à un poëte dramatique; et je vous
exposerai les motifs qui me détourneraient de la traiter de la manière que vous
proposez.
Permettez-moi de remettre ici encore une
fois sous les yeux du lecteur une partie du plan que vous tracez pour cette tragédie.
" Ne pouvait-on pas dailleurs
faire en sorte que Carmagnola, sollicité par le duc de Milan, se trouvât un moment
maitre da sort de la république? La parenté de sa femme avec le duc, son empire sur les
autres condottieri, et lassistance du peuple, pouvaient amener naturellement
cette situation. Le poëte eût ainsi mis en présence, dans lâme du héros, les
sentimens de l'homme d'honneur avec l'imagination turbulente du chef d'aventuriers; et
Carmagnola, abandonnant par vertu le projet de livrer Venise qui veut le perdre, n'en eût
été que plus intéressant lors qu'il succombe, tandis que ce même projet eût servi à
motiver et à peindre la timide eternelle politique du sénat. "
Ce plan est très ingénieux dans le
système que vous croyez le meilleur; quant à moi, ce qui m'empècherait de l'adopter,
c'est que rien de tout ce que vous y faites entrer n'a existé. Il est vrai que des
sénateurs, exerçant la puissance souveraine, ont envoyé à la mort un général qui
avait été leur bienfaiteur et leur ami; mais cette puissance que vous voudriez attribuer
à celui-ci, il ne l'a jamais eue, et le sénat vénitien n'a jamais eu non plus ces
craintes par lesquelles vous voudriez motiver ce qu'il a fait. Il l'a cependant fait; il a
eu des motifs pour le faire; la connaissance de ces motifs est d'un grand intérêt, je
dis d'un grand intérêt dramatique, parce qu'il est très intéressant de voir les
véritables pensées par lesquelles les hommes arrivent à commettre une grande injustice:
c'est de cette vue que peuvent naítre de profondes émotions de terreur et de pitié, si
l'on veut caractériser la tragédie par la propriété de produire ces émotions. Or ces
motifs, où puis-je les trouver? nulle autre part que dans l'histoire mème: ce n'est que
là que je puis découvrir le caractère propre des hommes et de l'époque que je veux
peindre. Eh bien! un des traits les plus prononcés de cette époque, et l'un de ceux qui
contribuent le plus à lui donner une physionomie toute particulière, une couleur toute
locale, c'est une jalousie si âpre de commandement et d'autorité, c'est une dédance si
alerte et si soupçonneuse de tout ce qui pouvait, je ne dis pas les anéantir, mais les
entraver un instant; c'est un besoin si outré de considération politique, que l'on se
portait facilement au crime pour défendre non seulement le pouvoir, mais la réputation
du pouvoir. Ces idées étaient tellement prédominantes qu'elles modifiaient tous les
caractères, ceux des gouvernés comme ceux des gouvernans, et que l'on aurait faite une
politique, une morale, et, ce qui est horrible à dire, une morale religieuse, qui pussent
aller avec elles. On regardait si peu la vie des hommes comme une chose sacrée quil
ne semblait pas nécessaire d'attendre qu'elle fût réellement dangereuse pour la leur
ôter. On avait si bien pris ses précautions contre les mauvaises conséquences d'une
condamnation illégale, lopinion publique était si muette ou si pervertie, que les
hommes placés à la tète de l'état, loin d'avoir à redouter une punition,
appréhendaient à peine le blâme. C'est dans de telles circonstances, c'est au milieu de
telles institutions, que je vois un homme en opposition avec elles par tout ce qu'il y a
en lui de généreux, de noble oú d'impétueux, mais forcé toutefois de sy ployer,
pour pouvoir exercer l'activité de son âme, pour pouvoir être, comme on dit, quelque
chose. Je vois cet homme, célèbre par ses victoires, recherché par les puissances,
parce qu'elles en avaient besoin, et détesté par elles à cause de sa supériorité et
de son humeur indocile et fière. Car, qu'il fût incapable de ployer sous la volonté
d'autrui, sa brouillerie avec le duc de Milan qu'il avait remis sur le trône, et la
résolution prise par le sénat de Venise de le tuer, le font assez voir: qu'il y eût
aussi en lui de la témérité et une grande confiance en sa fortune, on n'en peut douter
à la facilité avec laquelle il crut aux fausses protestations d'amitié de ceux qui
voulaient le perdre, avec laquelle il donna dans leurs piéges et devint leur victime.
Jobserve, dans l'histoire de cette
époque, une lutte entre le pouvoir civil et la force militaire, le premier aspirant à
être indépendant, et celle-ci à ne pas obéir. Je vois ce qu'il y avait d'individuel
dans le caractère de Carmagnola éclater et se développer par des incidens nés de cette
lutte. Je trouve que, parmi ceux qui ont décidé de son sort, il y avait des hommes qui
étaient ses ennemis personnels, qu'il avait blessés dans les points les plus sensibles
de leur orgueil, qu'il avait offensés comme individus et comme gouvernans; je lui trouve
aussi des amis, mais des amis qui n'ont pas su ou pu le sauver. Enfin je lui vois une
épouse, une fille, compagnes dévouées, mais étrangères aux agitations de la vie
politique, et qui ne sont là que pour recevoir la part de bonheur ou de souffrance que
leur fera l'homme dont elles dépendent. Voilà en partie ce que ce sujet me semble
présenter de poétique, voilà ce que je voudrais savoir peindre et expliquer, si j'avais
à traiter de nouveau ce sujet. Mais je ne pourrais jamais, je l'avoue, le traiter en y
introduisant les mécontentemens populaires: il n'y en a pas eu, ou au moins il n'en a
point parti. Cela aurait,changé totalement la face des choses. Je ne voudrais pas non
plus y faire entrer les alarmes de la famille de Carmagnola, excitées par les bruits qui
circulent sur les intentions perfides du sénat. C'était le grand caractère de cette
époque, que les résolutions importantes, sortout lorsqu'elles étaient iniques, ne
fassent jamais précédées de bruits: rien n'avertissait la victime. On ne peut changer
ces circonstances sans ôter à la peinture de ces moeurs ce qu'elle a de plus saillant et
de plus instructif. Expliquer ce que les hommes ont senti, voulu et souffert, par ce
qu'ils ont fait, voilà la poésie dramatique: créer des faits pour y adapter des
sentimens, c'est la grande táche des romans, depuis mademoiselle Scudéri jusqu'à nos
jours.
Je ne prétends pas pour cela que ce
genre de compositions soit essentiellement faux; il y a certainement des romans qui
méritent d'être regardés comme des modèles de vérité poétique; ce sont ceux dont
les auteurs, après avoir connu, d'une manière précise et sûre, des caractères et des
moeurs, ont inventé des actions et des situations conformes à celles qui ont lieu dans
là vie réelle, pour amener le développement de ces caractères et de ces moeurs: je dis
seulement que, comme tout genre a son écueil particulier, celui da genre romanesque c'est
le faux. La pensée des hommes se manifeste plus ou moins clairement par leurs actions et
par leurs discours; mais, alors même que lon part de cette large et solide base; il
est encore bien rare d'atteindre à la vérité dans l'expression des sentimens humains.
À côté d'une idée claire, simple et vraie, il s'en présente cent qui sont obscures,
forcées ou fausses; et c'est la difficulté de dégager nettement la première de
celles-ci qui rend si petit le nombre des bons poétes. Cependant les plus médiocres eux
mêmes sont souvent sur la voie de la vérité: ils en ont toujours quelques indices plus
ou moins vagues; seulement ces indices sont difficiles a suivre: mais que sera-ce si on
les néglige, si on les dédaigne? Or cest la faute qu'ont commis la plupart des
romanciers en inventant les faits; et il en est arrivé ce qui devait en arriver, que la
vérité leur a échappé plus souvent qu'à ceux qui se sont tenus plus près de la
réalité; il en est arrivé quils se sont mis peu en peine de la vraisemblance,
tant dans les faits qu'ils ont imaginés que dans les caractères dont ils ont fait sortir
ces faits; et qu'à force d'inventer dhistoires, de situations neuves, de dangers
inattendus, d'oppositions singulières de passions et d'intérêts, ils ont fini par
créer une nature humaine qui ne ressemble en rien à celle qu'ils avaient sous les yeux,
ou, pour mieux dire, à celle qu'ils n'ont pas su voir. Et cela est si bien arrivé que
l'épithète de romanesque a été consacrée pour designer généralement, à propos de
sentimens et de moeurs, ce genre particulier de fausseté, ce ton factice, ces taits de
convention qui distinguent les personnages de roman.
Dire que ce goût romanesque a envahi le
théâtre, et que même les plus grands poëtes ne s'en sont pas toujours préservés, ce
n'est pas hasarder un jugement; c'est tout simplement répéter une plainte déjà
ancienne, et qui devient tous les jours plus générale, une plainte que la vérité a
arrachée aux admirateurs les plus sincères et les plus éclairés de ces grands poëtes.
Laissant de côté toutes les causes du mal qui sont étrangères à la question actuelle,
et qui dailleurs ont dejà été l'objet de beaucoup de recherches ingènieuses et
savantes, quoique détachées et incomplètes, je me bornerai à hasarder quelques
indications légères sur la part que peut y avoir la règle des deux unités.
D'abord elle force l'artiste, comme vous
dites, Monsieur, à devenir créateur. J'ai déjà dit quelques mots de ce que me semble
ce genre de création; permettez-moi de revenir sur ce point important: je voudrais le
développer un peu plus.
Plus on considère, plus on étudie une
action historique susceptible dêtre rendue dramatiquement, et plus en découvre de
liaison entre ses diverses parties, plus on aperçoit dans son ensemble une raison simple
et profonde. On y distingue enfin un caractère particulier, je dirais presque individuel,
quelque chose d'exclusif et de propre, qui la constitue ce qu'elle est. On sent de plus en
plus qu'il fallait de telles moeurs, de telles institutions, de telles circonstances pour
amener un tel résultat, et de tels caractères pour produire de tels actes; quil
fallait que ces passions que nous voyons en jeu, et les entreprises où nous les trouvons
engagées, se succédassent dans l'ordre et dans les limites qui nous sont donnés comme
l'ordre et les limites de ces mêmes entreprises,
D'où vient l'attrait que nous éprouvons
à considérer une telle action? pourquoi la. trouvons-nous non seulement vraisemblable,
mais intéressante? c'est que nous en discernons les causes réelles, c'est que nous
suivons, du même pas, la marche de l'esprit humain et celle des événemens particuliers
présens à notre imagination. Nous découvrons, dans une série donnée de faits, une
partie de notre nature et de notre destinée; nous finissons par dire en nous-mêmes: Dans
de telles circonstances, à l'aide de tels moyens, avec de tels hommes, les choses
devaient arriver ainsi. La création imposée par la règle des deux unités consiste à
déranger tout cela, et à donner à l'effet principal que l'on à conservé et que
lon répresente une autre série de causes nécessairement différentes et qui
doivent néanmoins être égalément vraisemblables et intéressantes; à déterminer par
conjecture ce qui, dans le cours de la nature, à été inutile, à faire mieux
quelle enfin. Or comment a-t-on du s'y prendre pour atteindre cet inconcevable but?
Nous avons vu Corneille demander la
permission de faire aller les événemens plus vite que la vraisemblance ne le permet,
c'est-à-dire plus vite que dans la réalité. Or ces événemens que la tragédie
représente de quoi sont-ils le résultat? de la volonté de certains hommes, mus par
certaines passions. Il a donc fallu faire naître plus vite cette volonté en exagérant
les passions, en les dénaturant. Pour qu'un personnage en vienne en vingt-quatre houres
à une résolution décisive, il faut absolument un autre degré de passion que celle
contre laquelle il c'est debattu pendant un mois. Ainsi cette gradation si intéressante
par laquelle l'âme atteint l'extrémité, pour ainsi dire, de ses sentimens, il a fallu y
renoncer en partie; toute peinture de ces passions qui prennent un peu de temps pour se
manifester, il a fallu la négliger; ces nuances de caractère qui ne se laissent
apercevoir que par la succession de circonstances toujours diverses et toujours liées, il
a fallu les supprimer ou les confondre. Il a été indispensable de recourir à des
passions excessives, à des passions assez fortes pour amener brusquement les plus violens
partis. Les poëtes tragiques ont été, en quelque sorte, réduits à ne peindre que ce
petit nombre de passions tranchées et dominantes, qui figurent dans les classifications
idéales des pédans de morale. Toutes les anomalies de ces passions, leurs variétés
infinies, leurs combinaisons singulières qui, dans la réalité des choses humaines,
constituent les caractères individuels, se sont trouvées de force exclues d'une scène
où il sagissait de frapper brusquement et à tout risque de grands coups. Ce fond
général de nature humaine, sur lequel se dessinent, pour ainsi dire, les individus
humains, on n'a eu ni le temps ni la place de le déployer; et le théâtre s'est rempli
de personnages fictifs, qui y ont figuré comme types abstraits de certaines passions,
plutôt que comme des êtres passionnés. Ainsi lon a eu des allégories de l'amour
ou de lambition, par exemple, plutôt que des amans ou des ambitieux. De là cette
exagération, ce ton convenu, cette uniformité des caractères tragiques, qui constituent
proprement le romanesque. Aussi arrive-t-il souvent, lorsqu'on assiste aux
représentations tragiques, et que l'on compare ce qu'on y a sous les yeux, ce que l'on y
entend, à ce que l'on connait des hommes et de l'homme, que lon est tout surpris de
voir une autre générosité, une autre pitié, une autre politique, une autre colère que
celles dont on a l'idée ou l'expérience. On entend faire, et faire au sérieux, des
raisonnemens que, dans la vie réelle, on ne manquerait pas de trouver fort étranges; et
l'on voit de graves personnages se régler, dans leurs determinations, sur des maximes et
sur des opinions qui n'ont jamais passé par la tête de personne.
Que si, ne voulant pas accélérer les
événemens connu, on préfère d'en substituer quelques-uns de pure invention, surtout
pour amener le dénoûment, en reste à peu près dans les mêmes inconvéniens. En effet,
dès que l'en se propose de faire agir, en peu d'heures et dans un lieu très resserré,
des causes qui opèrent une révolution grande et complète dans la situation ou dans
l'âme des personnages, il faut de toute nécessité donner à ces causes une force que
n'auraient pas eue les causes réelles; car, si elles lavaient eue, en ne les aurait
pas écartées pour en inventer d'autres. Il faut de rudes chocs, de terribles passions,
et des déterminations bien précipitées, pour que la catastrophe d'une action éclate
vingt-quatre heures au plus tard après son commencement. Il est impossible que des
personnages à qui l'en present tant de fougue et d'impétuosité ne se trouvent pas entre
eux dans des rapports outrés et factices. Le cadre tragique étant de la même dimension
pour tous les sujets, il en est résulté que les objets qui s'y mouvent ont dû avoir à
peu près une même allure; de là l'uniformité, non seulement dans les passions
agissantes, mais dans la marche même de l'action, uniformité telle, qu'on en est venu à
compter et à mesurer le nombre des pas qu'elle doit faire à chaque acte, et par lesquels
elle doit se précipiter de l'exposition au noeud, et da noeud à la catastrophe.
Des génies du premier ordre ont
travaillé dans ce système: admirons-les doublement d'avoir su produire de si rares
beautés au milieu de tant d'entraves; mais nier les fautes nécessaires où le système
les a entrainés, ce n'est pas montrer un amour raisonné de l'art, ce nest pas
s'intéresser à sa perfection, ce n'est pas même-montrer pour ces beaux génies un
respect bien sincère: une adimration de ce genre a tout l'air d'une admiration de
courtisan.
Les faux événemens ont produit en
partie les faux sentimens, et ceux-ci, à force d'être répétés, ont fini par être
réduits en maximes. C'est ainsi que s'est formé ce code de morale théâtrale, opposé
si souvent au bon sens et à la morale véritable, contre lequel se sont élevés,
particulièrement en France, des écrits qui restent, et auxquels on a fait des réponses
oubliées.
Il ne faudrait pas, j'en conviens, trop
insister sur l'influenee que ces fausses maxinies, pompeusement étalées et mises en
action dans la tragédie, ont pu exercer sur lopinion; mais l'on ne saurait non plus
nier qu'elles n'en aient eu quelqu'une; car enfin le plaisir que l'on éprouve à entendre
répéter ces maximes ne peut venir que de ce quon les trouve vraies, et de ce que
l'on peut y donner son assentiment. On les adopte donc, et, lorsqu'ensuite il se
présente, dans la vie réelle, quelque incident, auquel elles sont applicables, il est
tout simple que l'on se les rappelle. Ce serait peut-être une recherche curieuse que
celle des opinions que le théâtre a introduites dans la masse des idées morales. Je
n'ai garde de l'entreprendre ici; mais je ne veux pas rejeter l'occasion de citer au moins
un exemple de cette influence des doctrines théâtrales; je veux parler de celle du
suicide; elle est on ne peut plus commune dans la tragedie , et la cause en est claire: on
y met ordinairement les hommes dans des rapports si forcés; on les fait entrer dans des
plans où il est si difficile que tous puissent s'arranger; on leur donne une impulsion si
violente vers un but exclusif, qu'il n'y a pas moyen de supposer que ceux qui le manquent
en prendront leur parti, et trouveront encore dans la vie quelque chose qui leur plaise,
quelque intérêt digne de les occuper: ce sont des malencontreux dont le poëte se
débarrasse bien vite par un coup de poignard.
À force de pratique on a dû en venir à
la théorie, et un poëte a donné la formule morale du suicide dans ces deux vers
célèbres:
Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
La vie est un opprobre, et la mort un devoir.
Mais l'orsqu'on sort
du théâtre, et que l'en entre dans l'expérience et dans l'histoire, dans l'histoire
même des nations païennes, on voit que les suicides n'y sont pas à beaucoup près aussi
fréquens que sur la scène, surtout dans les occasions où les poëtes tragiques y ont
recours. On voit des hommes qui ont subi les plus grands malheurs ne pas concevoir l'idee
du suicide, ou la repousser comme une faiblesse et comme un crime. Certes l'époque où
nous nous trouvons a été bien féconde en catastrophes signalées, en grandes
espérances trompées; voyons-nous que beaucoup de suicides s'en soient suivis? non; et si
la manie en est devenue de nos jours plus commune, ce n'est pas parmi ceux qui ont joué
un grand ròle dans le monde, c'est plutôt dans la classe des joueurs malheureux; et
parmi les hommes qui nont ou croient n'avoir plus d'intérêt dans la vie des
quis ont perdu les biens les plus vulgaires: car les âmes les plus capables de
vastes projets sont d'ordinaire celles qui ont le plus de force, le plus de résignation
dans les revers. N'est-il donc pas un peu surprenant de voir que l'on ait gardé ces
maximes de suicide précisément pour les grandes occasions et pour les grands
personnages? et n'est-ce pas à cette habitude théêtrale qu'il faut attribuer
l'étonnement que tant de personnes ont manifesté lorsqu'elles ont vu des hommes qui ne
se donnaient pas la mort après avoir essuyé de grands revers? Accoutumés à voir les
personnages tragiques déçus mettre fin à leur vie en débitant quelques pompeux
alexandrihs ou quelques endécasyllabes harmonieux, serait-il étrange qu'elles se fussent
attendues à voir les grands personnages du monde réel en faire autant dans les cas
semblables? Certes il faut plaindre les insensés qui, désespérant de la providence,
concentrent tellement leurs affections dans une seule chose, que perdre cette chose ce
soit avoir tout perdu, ce soit navoir plus rien à faire dans cette vie de
perfectionnement et d'epreuve! Mais transformer cet égarement en magnanimité, en faire
une espèce d'obligation, un point d'honneur, c'est jeter de déplorables maximes sur le
théâtre, sans se demander si elles n'iront jamais au, delà, si elles ne tendront pas à
corrompre la morale des peuples.
On a beaucoup reproché aux poëtes
dramatiques de lécole francaise, sans en excepter ceux du premier ordre, d'avoir
donné, dans leurs tragédies, une trop grande part à l'amour; surtout d'avoir
frèquemment subordonné à une intrigue amoureuse des événemens de la plus haute
importance, et où il est bien constaté, que l'amour ne fut jamais pour rien. Je ne veux
pas décider ici si ces reproches sont fondés ou non; mais je ne puis me défendre
d'observer que, parmi les causes qui ont concouru à rendre l'amour si dominant sur le
théâtre français, on n'a jamais compté la règle des deux unités. Elle a dû
cependant y être pour quelque chose. Cette règle, en effet, a forcé le poëte a se
restreindre à un nombre plus limité de moyens dramatiques, et parmi ceux qui lui
restaient, il était naturel qu'il s'arrètât de prèfrence à ceux que lui fournissait
la passion de l'amour, cette passion étant de toutes la plus féconde en incidens
brusques, rapides, et partant plus susceptibles dêtre renfermés dans le cadre
étroit de la règle.
Pour produire une révolution dans une
tragédie fondée sur lamour, pour faire passer un personnage de la joie à la
douleur, d'une résolution á la résolution contraire, il suffi des incidens en
eux-mêmes les plus petits et les plus détachés de la chaine générale des événemens.
Ici vraiment les faits occupent la moindre place possible en durée comme en espace. La
découverte dun rival est bientôt faite; un dédain, un sourire, quelques mots qui
donnent l'espérance ou qui la détruisent son bientôt échappés, bientôt entendus, et
ont bientôt produit leur effet. Il est difficile, par exemple, de trouver une tragédie
où l'action marche, avec plus de rapidité et de suite, précipitée par les oscillations
et les obstacles même qui semblent devoir l'arrèter, que celle d'Andromaque. Racine n'a
point eu de difficulté à faire entrer, une telle action dans le cadre resserré du
système qu'il avait adopté, parce que tout, dans cette actio n, dépend d'une pensée
d'Andromaque et de la résolution qu'elle va prendre. Mais les grandes actions historiques
ont une origine, des impulsions, des tendances, des obstacles bien différens et bien
autrément compliqués; elles ne se laissent donc pas si aisément réduire, dans
l'imitation, à des conditions qu'elles n'ont pas eues dans, la réalité.
Cette part capitale donnée a l'amour
dans la tragédie ne pouvait pas être sans influence sur sa tendance morale: on ne
pouvait pas se borner à sacrifier au développement de cette passion tous les autres
incidens dramatiques, il fallalt encore lui subordonner tous les autres sentimens humains,
et plus rigoureusement les plus importans et les plus nobles. Je n'ignore pag que le
poëte tragique écarte avec soin ce qui nest pas relatif à l'intérêt qu'il se
propose d'exciter, et. en cela il fait très bien; mais je crois que tous les intérêts
qu'il introduit dans son plan il doit les développer, et que si des élémens d'un
intérêt plus sérieux et plus élevé que celui qu'il aspire particulièrement à
produire tiennent tellement à son sujet qu'il n'ait pu les écarter tout à fait, il est
obligé de leur donner, dans l'imitation, cette prééminence qu'ils doivent avoir dans le
coeur et dans la raison du spectateur. Or c'est ce que le système tragique où l'amour
domine n'a pas toujours permis: il a, si je ne me trompe, forcé quelquefois de grands
poétes à rejeter dans l'ombre ce qu'il y avait dans leurs sujets de plus pathétique et
d'incontestablement principal; il est quelquefois arrivé à ces poétes, après avoir
touché par hazard, et comme à la dérobée, les cordes du coeur humain les plus graves
et les plus morales, dêtre obligé de les abandonner bien vite, pour ne pas courir
le risque de compromettre l'effet des émotions amoreuses, auquel tendait principalement
leur plan.
tratto da: Opere varie di Alessandro Manzoni, edizione riveduta e corretta dallautore, Milano, Stabilimento Redaelli dei Fratelli Rechiedei, 1870 (pagg. 395-451)
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Ultimo aggiornamento: 28 dicembre 1999