Alessandro Manzoni

LETTRE À MONSIEUR CHAUVET
SUR
L'UNITÉ DE TEMPS ET DE LIEU
DANS LA TRAGÉDIE

(prima parte)

Monsieur,

         C'est une tentation à laquelle il est difficile de résister, que celle d'expliquer son opinion à un homme qui soutient l'opinion contraire avec beaucoup d'esprit et de politesse, avec une grande connaissance de la matière et une ferme conviction. Cette tentation, vous me l'avez donnée, Monsieur, en exposant les raisons qui vous portent à condamner le système dramatique que j'ai suivi dans la tragédie intitulée, Il conte dí Carmagnola, dont vous m'avez fait l'honneur de rendre compte dans le Lycée français. Veuillez donc bien subir les conséquences de cette faveur, en lisant les observations que vous m'avez suggérées.
         Je me garderai bien de prendre la défense de ma tragédie contre vos bienveillantes censures, mêlées d'ailleurs d'encouragemens qui font plus, pour moi, que les compenser. Vouloir prouver que l'on a fait une tragédie bonne de tout point est une thèse toujours insoutenable, et qui serait ridicule ici, à propos d'une tragédie écrite en italien, par un homme dont elle est le coup d'essai, et qui ne peut, par conséquent, exciter en France aucune attention. Je me tiendrai donc dans la question générale des deux unités; et lorsqu'il me faudra des exemples, je les chercherai dans d'autres ouvrages dont le mérite est constaté par le jugement des siècles et des nations. Que s'il m'arrive parfois d'être obligé de parler de Carmagnola, pour raisonner sur l'application que vous faites de vos principes à ce sujet particulier de tragédie, je tâcherai de la considérer comme un sujet encore à traiter.
         Dans une question aussi rebattue que celle des deux unités, il est bien difficile de rien dire d’important qui n'ait été di: vous avez cependant envisagé la question sous un aspect en partie nouveau; et je la prends envisagé volontiers telle que vous l'avez posée: c'est, je crois, un moyen de la rendre moins ennuyeuse et moins superflue.
         J'avais dit que le seul fondement sur lequel on a pendant long-temps établi la règle des deux unités est l'impossibilité de sauver autrement la loi essentielle de la vraisemblance; car, selon les partisans les plus accrédités de la règle, toute illusion est détruite dès que l’on s'avise de tranporter d'un lieu dans un autre, et de prolonger au-delà d'un jour, une action représentée devant des spectateurs qui n'y assistent que pendant deux ou trois heures, et sans changer de place. Vous paraissez donner peu d'importance à ce raisonnement. " C'est moins encore, " dites-vous, "sous le rapport de la vraisembiance qu'il faut considérer l'unité de jour et de lieu, que sous celui de l’unité d'action et de la fixité des caraetères." J’admettrai donc, ces deux conditions comme essentielles à la nature même du drame, et j'essaierai de voir s'il est possible d’en déduire la nécessité de la règle.
         J’aurais toutefois, je l’avoue, désiré que vous vous fussiez énoncés d'une manière plus explicite sur la question spéciale de la vraisemblance. Comme c'est le grand argument que l’on a opposé jusqu'ici à tous ceux qui ont voulu s'affranchir de la règle, il aurait été important pour moi de savoir si vous le tenez aujourd'hui pour aussi solide qu'il l'a toujours paru, ou si vous avez consenti à l'abandonner. Il arrive quelquefois que des principes soutenus long-temps par des raisonnemens faux se démontrent ensuite par d'autres raisonnemens. Mais, comme le cas est rare, et comme la variation dans les preuves d'un système est toujours une forte présomption contre la vérité de son principe, j'aurais aimé à savoir si c'est pour avoir trouvé insuffisantes ou fausses les anciennes raisons alléguées en faveur du système établi, que vous en avez cherché de nouvelles.
         Avant d'examiner la règle de l'unité de temps et de lieu dans ses rapports avec l'unité d'action, il serait bon de s'entendre sur la signification de ce dernier terme. Par l'unité d'action, on ne veut sûrement pas dire la représentation d'un fait, simple et isolé, mais bien la représentation d'une suite d'événemens liés entre eux. Or cette liaison entre plusieurs événemens, qui les fait considérer comme une action unique, est-elle arbitraire? Non, certes; autrement l'art n'aurait plus de fondement dans la nature et dans la vérité. Il existe donc, ce lien; et il est dans la nature même de notre intelligence. C'est, en effet, une des plus importantes facultés de l'esprit humain, que celle de saisir, entre les événemens, les rapports de cause et d'effet, d'antériorité et de conséquenec, qui les lient; de ramener à un point de vue unique, et comme par une seule intuition, plusieurs faits séparés par les conditions du temps et de l'espace, en écartant les autres faits qui n'y tiennent que par des coïncidences accidentelles. C'est là le travail de l’historien. Il fait, pour ainsi dire, dans les événemens, le triage nécessaire pour arriver à cette unité de vue; il laisse de côté tout ce qui n'a aucun rapport avec les faits les plus importans; et, se prévalant ainsi de la rapidité de la pensée, il rapproche le plus possible ces derniers entro eux, pour les présenter dans cet ordre que l'esprit aime à y trouver, et dont il porte le type en lui-même.
         Mais il y a, entre le but du poëte et celui de l'historien, une différence qui s'étend nécessairement au choix de leurs moyens respectifs. Et, pour ne parler de cette différence qu'on ce qui regarde proprement l'unité d'action, l'historien se propose de faire connaître une suite indéfinie d'événemens: le poëte dramatique veut bien aussi représenter des événemens, mais avec un degré de développement exclusivement propre à son art: il cherche à mettre en scène une partie détachée de l'histoire, un group d'événemens dont l'accomplissement puisse avoir lieu dans un temps à peu près déterminé. Or, pour séparer ainsi quelques faits particuliers de la chaîne générale de l'histoire, et les offrir isolés, il faut qu'il soit décidé, dirigé par une raison; il faut que cette raison soit dans les faits eux-mêmes, et que l'esprit du spectateur puisse sans effort, et même avec plaisir, s'arrêter sur cette partie détachée de l'histoire qu'on lui met sous les yeux. Il faut enfin que l'action soit une; mais cette unité existe-t-elle réellement dans la nature des faits historiques? Elle n'y est pas d'une manière absolue, parce que dans le monde moral, comme dans le monde physique, toute existence touche à d'autres, se complique avec d'autres existences; mais elle y est d'une manière approximative, qui suffit à l'intention du poëte, et lui sert de point de direction dans son travail. Que fait donc le poëte? Il choisit, dans l'histoire, des événemens intéressans et dramatiques, qui soient liés si fortement l'un à l'autre, et si faiblement avec ce qui les à précédés et suivis, que l'esprit, vivement frappé du rapport qu'ils ont entre eux, se complaise à s'en former un spectacle unique, et s'applique avidement à saisir toute l'étendue, toute la profondeur de ce rapport qui les unit, à déméler aussi nettement que possible ces lois de cause et d'effet qui les gouvernent. Cette unité est encore plus marquée et plus facile à saisir, lorsqu'entre plusieurs faits liés entre eux il se trouve un événement principal, autour duquel tous les autres viennent se grouper, comme moyens ou comme obstacles; un événement qui se présente quelquefois comme l'accomplissement des desseins des hommes, quelquefois, au contraire, comme un coup de la Providence qui les aneantit; comme un terme signalé ou entrevu de loin, que l'on voulait éviter, et vers lequel en se précipite par le chemin même où l'on s'était jeté pour courir au but opposé. C'est cet événement principal que l'on appelle catastrophe, et que l'on a trop souvent confondu avec l'action, qui est proprement l'ensemble et la progression de tous les faits représentés.
         Ces idées sur l'unité d'action me paraissent si indépendantes de tout système particulier, si conformes à la nature de l'art dramatique, à ses principes universellement reconnus, si analogues aux principes même énoncés par vous, que j'ose présumer que vous ne les rejetterez pas. En ce cas, voyez, Monsieur, s'il est possible d'en rien conclure en faveur de la règle qui restreint l'action dramatique à la durée d'un jour et à un lieu invariablement fixé. Que l’on dise que plus une action prend d'espace et plus elle risque de perdre ce caractère d’unité si délicat et sous le rapport de l'art, et l'on aura raison; mais, de ce qu'il faut à l'action des bornes de temps et de lieu, conclure que l'on peut établir d'avance ces bornes, d'une manière uniforme et précise, pour toutes les actions possibles; aller même jusqu'à les fixer, le compas et la montre à la main, voilà ce qui ne pourra jamais avoir lieu qu'en vertu d'une convention purement arbitraire. Pour tirer la règle des deux unités de l'unité d’action, il faudrait démontrer que les événemens qui arrivent dans un espace plus étendu que la scène, ou, si vous voulez, dans un espace trop vaste pour que l’oeil puisse l'embrasser tout entier, et qui durent au-delà de vingt-quatre heures, ne peuvent avoir ce lien commun, cette indépendance du reste des événemens collatéraux et contemporains, qui en constituent l'unité réelle; et cela ne serait pas aisé. Aussi ceux qui ont fait la règle n'ont ils songé à rien de tel: c'est pour l'illusion, pour la vraisemblance, qu'ils l'ont imaginée; et il y avait déja long-temps qu'elle était établie sur cette base quand Voltaire a cherché à lui donner un nouvel appui; car s'est lui qui a voulu, le premier, déduiré l'unite de temps et de lien de l'unité d'action, et cela par un raisonnement dont M. Guillaume Schlegel a fait voir la faiblesse et même la bizarrerie, dans son excellent cours de littérature dramatique.
         J’avoue, du reste, que cette manière de considérer l'unité d'action comme existante dans chaque sujet de tragédie, semble ajouter à l'art de grandes difficultés. Il est, certes, plus commode d’imposer et d’adopter des limites arbitraires. Tout le monde y trouve son compte: c'est pour les critiques une occasion d'exercer de l'autorité; pour les poëtes, un moyen sûr d’être en règle, en même temps qu'une source d’excuses; et enfin pour le spectateur, un moyen de juger, qui, sans exiger un grand effort d'esprit, favorise cependant la douce conviction que l’on a jugé en connaissance de cause, et selon les principes de l'art. Mais l'art même, qu'y gagne-t-il sous le rapport de l'unité d'action? Comment lui sera-t-il plus facile de l'atteindre, en adoptant des mesures détermínées de lieu et de temps, qui ne sont données en aucune manière par l’ìdée que l'esprit se forme de cette unité? Voilà, Monsieur, les raisons qui me font croire, en thèse générale, que l'unité d'action est tout-à-fait indépéndante des deux autres. Je vais à présent vous soumettre quelques réf[exions sur les raisonnemens par lesquels vous avez voulu les y associer: je prendrai la liberté de transcrire vos paroles, pour éviter le risque de dénaturer vos idées.
         "Pour que cette unité (d'action) existe dans le drame, il faut, " dites-vous, "que, dès le premier acte, la position et les desseins de chaque personnacre soient déterminés. " Quand même on admettrait cette necessité, il ne s'ensuivrait pas, à mon avis, que la règle des deux unités dût être adoptée. On peut fort bien, annoncer tout cela dans l'exposition de la pièce, y mettre tous les germes du développement de l'action, et donner cependant à l'action une durée fictive très considérable, de trois mois par exemple. Ainsi, je ne conteste lei cette nouvelle règle que parce qu'elle me semble arbitraire. Car où est la raison de sa nécessité? Certes, il faut que, pour s'intéresser à l'action, le spectateur connaisse la position de ceux qui y prennent part; mais pourquoi absolument dès le premier acte? Que l'action , en se déroulant, fasse connaître les personnages à mesure qu'il s'y raffient naturellement, il y aura intérêt, continuité, progression, et pourquoi pas unité? Aussi cette necessité de les annoncer tous dès le premier acte n'a-t-elle pas été reconnue ni même soupçonnée par plusieurs poètes dramatiques, qui cependant n'auraient jamais conçu la tragédie sans l'unité d'action. Je ne vous en citerai qu'un exemple, et ce n'est pas dans un théâtre romantique que j'irai le chercher: c'est Sophocle qui me le fournit. Hémon est un personnage très intéréssé dans l'action de l'Antigone; il l'est même par une circonstance rare sur le thèàtre grec ; c'est le héros amoureux de la pi èce : et cepndant, non-sculement il n'est pas annoneé dès le premier acte, si acte il y a, mais c'est après deux cliceurs, c'est vers la moitié de la pièce, qu'on trouve la première indication de ce personnage. Sophocle pouvait néanmoins le faire connaître dès l'exposition; il le pouvait d'une manière très naturelle, et dans une occasion qu'un poëte moderne n'aurait sûrement pas nègligée. La tragédie s'ouvre par l'invitation qu’Antigone fait à sa soeur Ismène d'aller, avec elle, ensevelir Polynice leur frère , malgré la défense de Créon. Ismène objecte les difficultés insurmontables de l'entreprise, leur commune faiblesse, la force, prête à soutenir la loi injuste, et la peine qui en suivra l'infraction. Quelle heureuse occasion Sophocle n'avait-il pas là de mettre dans le bouche d'Antigone les plus beaux discours au sujet d'Ilémon, son amant, son futur époux, le fils du tyran! de jeter en avant l’idée du secours que les deux soeurs auraient pu attendre de lui! Le poête ne trouvait pas seulement, dans ce parti, un moyen commode et simple d'annoncer un personnage, mais bien d'autres avantages plus précieux encore dans un certain système de tragédie. Il nouait fortement, par là, l'intrigue dès la première scène; en signalant des obstacles, il faisait entrevoir des ressources, et tempérait, par quelques espérances, le sentiment du péril des personnages vertueux; il annonçait une lutte inévitable entre le tyran jaloux de son pouvoir et le fils chéri de ce tyran; en un mot, il excitait vivement la curiosité. Eh bien! tous ces avantages, Sophocle les a négligés; ou, pour mieux dire, il n'y avait dans tout cela, rien, non, rien que Sophocle eût regardé comme avantageux, comme digne d'entrer dans son plan.
         Vous vous souvenez, Monsieur, de la réponse qu'il fait faire par Antigone à Ismène? "Je n'invoque plus votre secours," dit-elle; "et si vous me l'offriez maintenant, je, ne l'agréerais pas. Soyez ce qu'il vous plait d'être: moi, j’ensevelirai Polynice, et il me sera beau de mourir pour l’avoir enseveli. Punie d'une action sainte, je reposerai avec ce frère chéri, chérie par lui; car nous avons plus longtemps à plaire aux morts qu'aux habitans de la terre." Voyez, Monsieur, comme tout souvenir d'Hémon aurait été déplacé dans une telle situation; comment, à cóté d'un tel sentiment, il l'aurait dénaturé, affaibli, profané! C'est un devoir religieux qu’Antigone va remplir: une loi supérieure lui dit de braver la loi imposée par le caprice et par la force. Ismène seule, à ses yeux, a le droit de partager son péril, parce qu'elle est sous le même devoir. Qu'est-ce qu'un amant serait venu faire dans tout cela? et comment les chances d'un secours humain pouvaient-elles entrer dans les motifs d'une telle entreprise ?
         Ainsi donc, comme toute cette partie de l'action marche naturellement, sans l'intervention d'Hémon, comme sa présence et son souvenir même y seraient inutiles et d'une effet vulgaire, le poëte s'est bien gardé d’y avoir recours. Mais, lorsqu’Hémon commence à être intéressé à l'action, Sophocle le fait annoncer et paraître un moment après. Antigone est condamnée, l'épouse d'Hémon va périr; celui-ci est appelé par l'action même, et il se montre. Sa situation est comprise et sentie aussitôt qu'enoncée, parce qu'elle est on ne peut plus simple. Hémon vient devant son père défendre la vierge qu'il aime, et qui va mourir pour avoir fait une action commandée par la religion et par la nature; c'est alors et alors seulement qu'il doit être question de lui.
         Faudra-t-il dire, après cela, que l'Antigone de Sophocle manque d'unité d'action, par la raison que la position et les desseins de tous les personnages ne sont pas établis dès le premier acte? Dans un certain système de tragédie, qui est, à mes yeux, plutôt l'ouvrage successif et laborieux des critiques, que le résultat de la pratique des grands poëtes, on attache une très grande importance à toutes ces préparations de personnages et d'événemens. Mais cette importance même me paraît indiquer le faible du système; elle dérive d'une attention excessive et presque exclusive à la forme, je dirais presque aux dehors du drame. Il semblerait que le plus grand charme d'une tragédie vienne de la connaissance des moyens, dont le poëte s'est servi pour la conduire à bout; qu'on est là pour admirer la finesse de son jeu, et son adresse à se tirer des piéges qu'un art hostile a dressés sur son chemin. On le laisse faire ses conditions dans l'exposition; mais on est, pendant tout le reste de la pièce, aux aguets pour voir s'il les tient. Qu'une situation non préparée trouve place, qu'un personnage non annoncé arrive dans le courant de la tragédie, le spectateur, façonné par les critiques, se révoltera contro le poëte; il lui dira: Je vous comprends fort bien, cette situation n'est nullement ernbrouillée , nullement obscure pour moi; mais je ne veux pas m’y intéresser, parce que j'avais le droit d'y être disposé d'une autre manière. De là encore cette admiration si petite, je dirais presque cette admiration injurieuse pour ce qu'il y a de moins important dans les ouvrages des grands poëtes. Il est pénible de voir les critiques recherelier avec un souci minutieux quelques vers jetés au commencement d'une tragédie, pour faire connaître d'avance un personnage qui jouera un grand rôle, pour annoncer un incident qui amènera la catastrophe: il est triste de les entendre s'émerveiller sur ces petits appréts et vous commander, dans leur froide extase, d'admirer l'art, le grand art de Racine. Ah! le grand art de Racine ne tient pas à si peu de chose; et ce n'est pas par ces graves écoliers que sont dignement attestées les beautés supérieures de la poésie: c'est bien plutôt par les hommes qu'elles transportent hors d'eux mêmes, qu’elles jettent dans un état de charme et d'illusion où ils oublient et la critique et la poésie elle-même, pleinement, uniquement dominés par la puissance de ses effets.
         Les autres conditions que vous exigez dans une tragédie, pour que l'unité d'action s'y trouve, sont "que les desseins des personnages se renferment toujours dans le plan que l'auteur s'est tracé, qu’il soit rendu compte au spectateur de tous les résultats qu'ils amènent, non seulement dans le cours de chaque acte, mais encore pendant chaque entr'acte, l’action devant toujours marcher, même, hors de ses yeux; enfin que cette action soit rapide, dégagée d'accessoires superflus, et conduite à un dénouement analogue à l'attente excitée par l'exposition."
         Certes, il n'y a, dans ces conditions, rien que de juste. Mais vous prétendez encore, Monsieur, que, pour obtenir ces effets, les deux unités sont nécessaires. "Si maintenant," ajoutez-vous, "de longs intervalles de temps et de lieux séparent vos actes, et quelquefois même vos scènes, les événemens intermédiaires relâcheront tous les ressorts de l'action; plus ces événemens seront nombreux et importans, plus il sera difficile de les rettacher à ce qui précède et à ce qui suit; et les parties du drame, ainsi disloquées, présenteront, au lieu d'un seul fait, les lambeaux de la vie entière du héros."
         Veuillez avant tout observer, Monsieur, que, dans le système qui rejette les deux unités, et que, pour abréger, j'appellerai dorénavant le systéme historique, dans ce système, dis-je, le poëte ne s'impose nullement l'obligation de créer à plaisir de longs intervalle de temps et de lieux: il les prend dans l'action même, tels qu'ils lui sont donnés par la réalité. Que si une action historique est partout si entrecoupée, si morcelée qu'elle n'admette pas l'unité dramatique, que si les faits sont épars à de trop grandes distances, et trop faiblement liés entro eux, le poëte en conclut que cette action n'est pas propre à devenir un sujet de tragédie, et l'abandonne.
         Permettez-moi de vous dire ensuite qu'il est bien de l'essence du système historique de supposer entre les actes des intervalles de temps plus ou moins longs, mais non des intervalles remplis d'événemens nombreux et importans relativement à l'action. C'est au contraire la portion de temps et d'espace que l’on peut franchir, éliminer ou réduire, comme indifferente à l’action, et sans blesser la vérité dramatique.
         On peut aussi, on doit même assez souvent rejeter dans les entr'actes quelques faits relatifs à l'action, et en donner connaissance au spectateur par les récits des personnages; mais cela n'est nullement particulier au système de tragédie que je nomme historique: c'est une condition générale du poëme dramatique, également adoptée par le système des deux unités. Dans l'un comme dans l'autro, on présente à la -ue un certain nombre d'événemens, on en indique quelques autres, et l'en fait abstraction de tout ce qui, étant étranger à l'action, ne s'y trouve mêlé que par les circonstances fortuites de la contemporanéité. A cet égard, la différance entre les deux systèmes n’est que du plus au moins. Dans celui que je nomme historique, le poëte se fie pleinement à l'aptitude, à la tendance qu’a naturellement notre esprit à rapprocher des faits épars dans l'espace, dès qu'il peut apercevoir entre eux une raison qui les lie, et à traverser rapidement des temps et des lieux en quelque sorte vides pour lui, pour arriver des causes aux effets. Dans le système des deux unités, le poëte demande de même des concessions à l'imagination du spectateur, puisqu'il veut qu'elle donne à trois heures le cours fictif de vingt-quatre. Seulement il suppose qu'elle ne peut se prêter à rien de plus, et que, quelque rapport qu’il y ait entre deux faits, il lui en coûte un effort désagreable et pénible pour les concevoir à la suite l'un de l'autre, s'il y a de l’un à l'autre un intervall, de deux ou trois jours , et de plus d'une centaine de pas.
         Cela posé, quel est maintenant celui des deux systèmes qui donne au poëte le plus de facilités pour démêler, dans un sujet dramatique, les élémens de l'action, pour les disposer à la place qui leur appartient, et les développer dans les proportions qui leur conviennent? C'est assurément celui qui, ne l'astreignant à aucune condition arbitraire et prise en dehors de ce sujet même, laisse à son génie le choix raisonné de toutes le données, de tous les moyens qu'il renferme. Que si, malgré ces avantages, le poëte ne sait point discerner les points saillans de son action, ni les mettre en évidence; s'il se borne à indiquer des événemens qui auraient besoin d’être développés; si ces événemens relégués dans les entr'actes, au lieu de former des anneaux qui entrent dans la chaine de l'action, ne tendent, au contraire, qu'à isoler ceux qui sont mis sous les yeux du spectateur, si, par leur importance ou par leur multiplicité, ils n'aboutissent qu'à produire une distraction importune de ce qui se passe sur la scène; si, en un mot, l’action est disloquée, la faute en est toute au poëte. Quelque graves qu'ils soient, de tels inconvéniens ne peuvent donc jamais être une raison d'adopter la règle en discussion, puisque l'en peut éviter ces inconvéniens sans se soumettre à cette règle: car je me borne, pour le moment, à prouver qu'elle est inutile.
         Vous avez trouvé, Monsieur, dans la tragédie de Carmagnola la preuve de ces mauvais effets, que vous avez attribués au système qui exclut les deux unités; et je n'en parle ici que pour rendre justice à votre critique, et pour ne pas laisser tomber sur ce pauvre système le fardeau des erreurs personnelles de ses partisans. "On voit," dites-vous, "qu'il existe "entre le troisième et le quatrième acte l'intervalle d’une campagne tout entière: comment suivre à de telles distances la marche et les progrès de l'action?" J'accorde volontiers que c'est un véritable defaut; seulement faut-il voir à qui l'on doit l'imputer. C'est un peu au sujet, beaucoup à l'auteur; mais nullement au système.
         Je passe à l'examen de la règle sous le rapport de la fixité des caractères, et je continue à citer "Ajoutez à ces inconvéniens l'apparition et la disparition fréquentes, dans ce système, de personnages avec lesquels le spectateur a à peine le temps de faire connaissance. "
         Il est certes, dans tout sujet, un point audelà duquel l'apparition et la disparition des personnages devient trop fréquente, et dès lors vicieuse, en ce qu’elle fatigue l'attention et la transporte brusquement d'un objet à un autre, sans lui donner le temps de se fixer sur aucun. Mais ce point peut-il être déterminé d'avance, et par une formule également applicable à tous les sujets? Existe-t-il une limite précise audelà de laquelle l'inconvénient commence? On peut d'abord affirmer que la règle des deux unité n'est pas cette limite; car il est impossible de prouver que ce n'est que dans une action bornée à un jour et a un petit espace que les personnages peuvent se montrer et se dessiner de manière à être compris par le spectateur et à l'interesser. Où donc chercher cette limite absolue? Il ne faut la chercher nulle part, car elle n'existe pas. C'est une singulière disposition que celle que nous avons à nous forger des règles abstraites applicables à tous les cas, pour nous dispenser de chercher dans chaque cas particulier sa raison propre, sa convenance particulière. Que le poëte choisisse toujours une action dans laquelle il n'y ait qu'un nombre de personnages proportionné à l'attention qu'il est possible de leur donner, que ces personnages restent en présence du spectateur assez long-temps pour lui montrer la part quiils ont à l’action, et ce qu'il y a de dramatique dans leur caractère; voilà, je crois, tout ce qu'on peut lui prescrire sur ce point. Or, quel système, encore une fois, peut mieux se prêter à ce but que le système où l'action elle-même règle tout, où elle prend les personnages quand elle les trouve, pour ainsi dire, sur sa route, et les abandonne au moment où ils n'ont plus avec elle de relation intéressante? Et que l'on n'objecte pas que ce système, en admettant beaucoup d'événemens, exige naturellement l'intervention trop rapide de trop de personnages: on répondrait qu'il n'admet juste que les événemens dans lesquels le caractère des personnages peut se développer d'une manière attachante.
         Du reste, j’obsorverai et peut-être conviendrez-vous que l'habitude et l'esprit systématique peuvent facilement faire paraître vicieux ce qui ne l'est pas pour des hommes autrement disposés. Des spectateurs ou des lecteurs instruits, éclairés et se croyant impartiaux, peuvent trouver que les personnages d'une action tragique disparaissent trop vite et reviennent trop souvent, par la seule raison qu'ils sont accoutumés à voir, dans des tragédies qu'ils admirent avec justice, les mêmes personnages occuper la scène jusqu’à la fin. Il regardent ce qui les choque comme un vice réel, comme une opposition aux lois naturelles de leur intelligence; et ce ne sera néanmoins que l'opposition, à un type artificiel de tragédie qu'ils ont admis et auquel ils ramènent toute tragédie possible. Car recevoir l’impression pure et franche des ouvrages de l'art, se prêter a ce qu'ils peuvent offrir de vrai et de beau indépendamment de toute théorie, est un effort difficile et bien rare pour ceux qui en ont une fois adopté une.
         Si, accoutumés, comme ils le sont, à trouver dans la tragédie une action qui marche toujours sur les mêmes échasses, qui se replie, pour ainsi dire, à chaque instant, et toujours à peu près de la même manière sur elle-même, ils assistent, par hasard, à une tragédie conçue dans un système tout différent, à une tragédie où l'action se déroulera d'une manière plus conforme à la réalité, il est fort a présumer qu'ils ne seront pas dans la disposition la plus favorable pour l'examiner impartialement, pour y voir ce qui y est et n'y voir que cela. Tout leur examen ne sera qu'une comparaison pénible entre la tragédie d'un nouveau genre qu'ils ont sous les yeux, et l'idée abstraite qu'ils se sont faite de la tragédie. Dites-leur que l'habitude a une grande part à leur jugement, ils se révolteront, parce qu'il savent que l’habitude affaiblit la liberté et que nous sommes portés à nier tout ce qui asservit notre esprit. Ils ne manqueront pas de déclarer que c'est pour obéir aux lois de l'éternelle raison, à l'inspiration de la nature, qu'ils jugent comme ils jugent, qu'ils sentent comme ils sentent. Mais quoi qu'ils disent, il n'en sera pas moins vrai que toute leur critique a été fondée sur un étroit empirisme, qu'elle à été toute déduite de faits spéciaux; et c'est probablement cela même qui la fait paraître à tant d’hommes une connaissance éminemment philosophique.
         Mais, pour revenir au point précis de la discussion, si un personnage se montre lorsqu'il est nécessaire; si dans le temps long ou court qu'il passe sur la scène, il dit des choses qui caractérisent une époque, une classe d'hommes, une passion individuelle, et qui les caractérisent dans le rapport qu’elles ont avec l'action principale à laquelle elles se rattachent; si l'on voit comment ces choses influent sur la marche des événemens; si elles entrent, pour leur part, dans l'impression totale de l'ouvrage, ce personnage ne se sera-t-il pas fait assez connaître? Qu'il disparaisse ensuite, quand l'action ne le réclame plus, quel inconvénient y a-t-il?
         Mais voici, selon vous, Monsieur, un effet bien plus grave de la transgression de la règle: en outrepassant ses limites, il serait impossible de combiner la vraisemblance et l'intérêt dans le caractère des principaux personnages, avec sa fixité. "Et quant à ceux (des personnages) sur lesquels vous fixez particulièrement l'attention du spectateur, si vous les montrez toujours animés du même dessein, il en résultera langueur, froideur, invraisemblance, souvent même inconvenance choquante. Comment, par exemple, offrir, sans exciter le dègoût, un meurtre prémédité pendant plusieurs années et en plusieurs pays diffèrens? Si au contraire les desseins des personnages varient, l'unité d'action disparait, et l'intérêt s'affeiblit."
         Permettez-moi de remonter à un principe bien commun, mais toujours sûr dans l'application. La vraisemblance et l'intérêt dans les caractères dramatiques, comme dans toutes les parties de la poésie, dérivent de la vérité. Or, cette vérité est justement la base du système historique. Le poëte qui l'a adopté ne crée pas les distances pour le plaisir d’étendre son action; il les prend dans l'histoire même. Pour prouver que la persistance d'un personnage dans un même dessein sort de la vraisemblance lorsqu'elle se prolonge au delà des limites de la règles, il foudrait prouver qu'il n'arrive jamais aux hommes d'aspirer à un but éloigné de plus de vingt-quatre heures, dans le temps, et de plus de quelques centaines de pas, dans l'espace; et, pour avoir le droit de soutenir que le degré de persistance dont il s'agit produit la langueur et la froideur, il faudrait avoir démontré que l'esprit humain est constitué de manière à se dégoûter et à se fatiguer d’être oublié de suivre les desseins d'un homme au delà d'un seul jour et d'un seul lieu. Mais l'expérience atteste suffisamment le contraire: il n'y a pas une histoire, pas un conte peut-être qui n'excède de si étroites limites. Il y a plus; et l'on pourrait affirmer que, plus la volonté de l'homme traverse, si l'on peut le dire, de durée et d’étondue, et plus elle excite en nous de curiosité et d'intérêt; que plus les événemens qui sont le produit de sa force se prolongent et se diversifient, pourvu toutefois qu'ils ne perdent pas l'unité, et qu'ils ne se compliquent pas jusqu'à fatiguer l'attention, et plus ils ont de prise sur l'imagination. Loin de se déplaire à voir beaucoup de résultats naître d'une seule resolution humaine, l'esprit ne trouve, dans cette vue, que de la satisfaction et du charme. La langueur et la froideur ne surviennent que dans le cas où cette résolution est mal motivée, ou n'a pas un objet important; ce qui est tout-à-fait indépendant de la durée de ses suites.
         Quant au changement de desseins dans les personnages, je ne vois pas comment son effet serait d'affaiblir l'intérêt. Il fournit au contraire un moyen de l'exciter, en donnant lieu de peindre les modifications de l’âme, et la puissance des choses extérieures sur la volonté. Il favorise le développment des caractères, sans obliger à les dénaturer, parce que les desseins ne sont pas le caractère même, mais plutôt des indices, des conséquences da caractère. Je ne vois pas davantage comment le changement dont il s'agit détruirait l'unité dramatique. Cette unité ne consiste pas dans la fixité des vues et des projets des personnages tragiques; elle est dans les idées du spectateur sur l'esemble de l'action. En voici une preuve de fait, qui me paraît sans réplique: les desseins de personnages importans, souvent principaux, varient dans des tragédies auxquelles assurément vous ne refuserez pas l'unité d'action; et pour n'en chercher d'exemples que dans un seul auteur, Pyrrhus, Néron, Titus, Bajazet, Agamemnon, passent d'une résolution à la résolution opposée. Leur caractère n'en est pas, pour cela, moins constant: il y a plus; ces variations sont nécessaires pour le mettre pleinement à découvert. Celui de Néron, par exemple, se compose d'un certain goût pour la justice et pour la gloire, d'une pudeur qui est le fruit de l'éducation, de l'habitude de céder aux volontés des personnes à qui une haute réputation de vertu, ou une grande force d'âme, les droits de la nature, ou des services signalè ont donné de l'ascendant: avec cela se combinent la haine de toute supériorité, un grande amour de l’indépendance, le goût de la domination, et la vanité même de paraître dominer. Une passion que Néron ne peut satisfaire sans commettre un crime vient mettre en collision ces élémens contraires, ces deux moitiés, pour ainsi dire, de son áme. Les mauvais penchans triomphent, le crime est résolu, il est commandé: l'admirable discours de Burrhus fait varier le projet de Néron; l'indigne Narcisse, précisément parce qu'il connaît le caractère de son maitre, sait trouver, dans ses passions les plus vives et les plus basses, que Burrhus avait en quelque façon étouffées, les motifs d'une nouvelle variation, qui produit le dénoument de l'action. Il en est de même d'Agamemnon; si ces desseins étaient invariablement arrêtés, son caractère ne serait plus ce qu'il est, un mélange d'ambition et de sentimens naturels.
         Que la représentation d'un meurtre prémédité pendant plusieurs années, et en plusieurs pays différens, ne soit propre qu'à exciter le degoût, je suis fort disposé à le croire. Mais le dégoût dérive du sujet même, indépendamment du système suivant lequel on pourrait le traiter. Je crois, par exemple, que tout le monde à peu près s'accorde à trover l'Atrée de Crébillon un personnage révoltant, et néanmoins le poëte ne fait pas parcourir à son action le temps réel qui s'est écoulé entre le tort et la vengeance; il ne représente que la dernière journée: mais qu'importe? le temps est énoncé dans la pièce, et il n'en faut pas davantage pour motiver le dégoût de l'auditoire. L'idée de tant d'années qui n'ont pas calmé la haine, qui n'ont pas affaibli le souvenir de l'injure, qui n'ont rien changé à des projets d'une atrocité ingénieuse et romanesque, n'en est pas moins présenté à la pensée du spectateur, malgré l'abstraction que fait le poëte du temps écoulé; la préméditation du crime n’en est pas moins sentie.

tratto da: Opere varie di Alessandro Manzoni, edizione riveduta e corretta dall’autore, Milano, Stabilimento Redaelli dei Fratelli Rechiedei, 1870 (pagg. 395-451)

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Ultimo aggiornamento: 28 dicembre 1999